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Panique morale autour du « burkini »

Michel Wieviorka, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH) – USPC

burkini
Le Burkini (Photo credit: Giorgio Montersino via VisualHunt.com / CC BY-SA)

L’impact du terrorisme est immédiat. Mais le phénomène, dès qu’il est quelque peu durable et soutenu, exerce aussi ses effets en profondeur. C’est ainsi que dans la foulée du carnage de Nice (14 juillet 2016) et de l’égorgement du prêtre Jacques Hamel à Saint-Etienne-du Rouvray (26 juillet 2016), la question du « burkini » a embrasé la France, façonnant une panique morale qui s’est développée en trois temps. Rappelons rapidement les faits.

1. Les ingrédients de la panique

Tout d’abord, on apprend qu’un parc aquatique privé, le Speedwater, se prépare à accueillir lors d’une journée en septembre, à l’initiative de l’association musulmane « Smile » (pour : Sœurs Marseillaises Initiatrices de Loisirs et d‘Entraide), un public de femmes qui devront porter un burkini ou un « jilbeb », bref, un maillot de bain islamique. Les enfants des deux sexes seront autorisés à participer à cette journée, jusqu’à 10 ans pour les garçons.

La droite et l’extrême-droite relaient la polémique qui naît, et qui s’étend à toute la France via les réseaux sociaux et les médias classiques. Le maire (de gauche) des Pennes-Mirabeau, la commune concernée, fait connaître son projet d’interdire cette journée, et la direction du parc aquatique annonce qu’elle y renonce.

Étape suivante : le maire de Cannes, puis ceux de plusieurs autres communes prennent un arrêté interdisant le « burkini » pour risque de «trouble à l’ordre public». Le Premier ministre, Manuel Valls, fait savoir qu’il soutient ces élus. La Ligue des droits de l’Homme et le Collectif contre l’islamophobie en France, par contre, déposent des recours contre ces arrêtés – ils sont dans un premier temps rejetés par la justice.

Enfin, le 13 août, une rixe, à Sisco, en Corse, oppose des villageois à quelques Maghrébins ayant « privatisé » un espace de la plage à leur profit. Cinq personnes sont blessées. Aussitôt, dans les réseaux sociaux et les médias qui s’enflamment, il est question de burkini, et quasiment de terrorisme – le cri « Allah Akbar! » aurait été lancé par certains de ces Maghrébins. Il est question aussi, comme symétriquement, de racisme corse. Saisie, la justice établit assez rapidement la succession des faits : il y a bien eu « privatisation » de la place, mais pas de «burkini», ni de cris de type «Allah Akbar!».

2. Les logiques de l’hystérie

La critique du « vêtement islamique » n’est pas neuve en France, et elle a suscité d’autres paniques morales, dès 1989 avec la première affaire de «foulard». Elle trouve son inspiration en s’adossant sur trois logiques de fond, qui ne sont pas nécessairement contradictoires.

Dans un magasin en Turquie, en 2014.
Landahlauts/Flickr, CC BY-NC-ND

La première est républicaine : une conception pure et dure de la laïcité et des valeurs républicaines impose de cantonner la religion dans l‘espace privé, et entend prohiber les signes religieux «ostensibles», comme dit la loi du 15 mars 2004, non seulement à l’école, mais bien au-delà.

Une deuxième logique est féministe : les vêtements islamiques sont à proscrire car ils signifieraient et accompagneraient l’aliénation ou la domination de la femme.

La troisième logique, qui a le mérite – si on peut dire – d’indiquer plus directement l’enjeu, est nationaliste et très explicitement anti-islam : le vêtement islamique ne serait qu’une des expressions du combat que mènerait l’islam contre la Nation française.

Ces trois logiques n’ont pas attendu l‘été 2016 pour se déployer, et plusieurs personnalités sont même assez nettement identifiées à une ou même deux, voire trois d’entre elles. Elles dessinent un paysage politique qui ne peut assurément pas être lu à la lumière de l’opposition droite/gauche : qui oserait-dire qu’Elisabeth Badinter et Marine le Pen mènent le même combat ?

Et l’écho qu’elles suscitent dans l’opinion doit beaucoup à la façon dont le pouvoir, et tout particulièrement le Premier ministre ou certains ministres, telle Laurence Rossignol, hystérisent la question, par des déclarations qui toujours vont dans le sens de la dramatisation : en soutenant par exemple les élus qui interdisent le « burkini », on en donne l‘image d’un phénomène majeur, alors que sur certaines des plages concernées par des arrêtés d’interdiction, on n’en avait tout simplement pratiquement jamais vus. Et on en fait un élément dans une stratégie d’affrontement et de conquête politico-religieuse, ce qui n’est peut-être pas le principal ou le seul sens du port de ce vêtement – il faudrait ici des recherches, comme celle de Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar, publiée il y a plus de vingt ans.

A quoi tiennent cet embrasement, ces passions, ces émotions si vives et immédiates ?

3. L’espace politique de la panique morale

Deux grandes familles d’analyse peuvent être ici envisagées. L’une, que les sociologues baptiseront de divers qualificatifs (interactionniste, intersubjective, pragmatique, etc.), examine l’enchaînement des faits, et les interactions successives au fil desquels des acteurs coproduisent par exemple des émotions sans cesse plus intenses, jusqu’à ce que le processus se dénoue.

Dans cette perspective, on pourrait, par exemple, examiner dans le détail la succession des interactions lors de la rixe de Sisco, et ensuite, ce qui peut apporter un éclairage sur les postures des uns et des autres, au moment de l’affrontement, sur le fonctionnement des réseaux sociaux et des médias classiques, ou sur le rôle de la justice. Ce type de démarche est au coeur notamment des propositions du sociologue américain Randall Collins pour l’analyse de la violence.

Mais l’étude du jeu des acteurs en situation ne nous dit rien de leurs orientations générales, de leur subjectivité, du sens qu’ils peuvent mettre dans leurs propos et leurs actes au-delà du moment de l’action : les Maghrébins et les villageois, à Sisco, avaient bien leur conception de l’usage de la plage et du territoire, ou des relations entre Corses et personnes issues de l’immigration maghrébine, qui ne coïncidaient apparemment pas avec ce que l’opinion plus générale pouvait attendre dans le contexte du terrorisme islamique.

Deux modèles posant en Australie, le 19 août dernier. La polémique en France dope les ventes du burkini.
Saeed Khan / AFP

D’où l’utilité d’un autre type d’approche, qui s’intéresse, précisément, aux orientations ou à la subjectivité de ceux qui ont contribué à la panique morale, notamment en voulant donner crédit aux rumeurs nées de la rixe de Sisco. Si hystérie il y a eu, c’est parce qu’il était possible d’interpréter les faits – quitte à les déformer, à les dramatiser, à les amplifier – en s’inscrivant dans un paysage idéologique et politique dominé chez beaucoup par la hantise de l’islam.

C’est parce que parce que, bien au-delà des faits observables, une lecture des évènements orientée et émotive plus que fondée en raison trouvait sa légitimité dans des hantises inscrites dans les évolutions en profondeur de la société. Si sur les réseaux sociaux, dans les médias, ou de la part d’une partie de la classe politique cette lecture a pu rencontrer un tel succès, c’est qu’il était concevable de transformer une journée privée (le parc aquatique), la perspective (non démontrée) de voir des femmes de plus en plus nombreuses en « burkini » sur les plages, ou une rixe plutôt banale en autant d’expressions d’un combat mené par un islam conquérant.

Un sentiment de menace

Ce n’est pas minimiser ou banaliser le risque terroriste que de dire que la distance est grande, et peut-être incommensurable, entre le port du «burkini», et l’islamisme radical et violent. Que dans certains cas, il s’agisse d’une provocation : c’est possible, et regrettable. Que dans d’autres, il y ait la marque d’une aliénation de la femme : c’est certain, et cette aliénation doit être combattue – on peut se demander si l‘interdiction du « vêtement islamique » est la meilleure démarche.

Mais ce que la panique morale est venue nous dire, finalement, est autre chose : une partie importante de la population est convaincue de l’existence d’une continuité entre l’islam et l’islamisme radical, et se sent menacée non seulement par le terrorisme – qui ne le serait pas ? – mais aussi par la présence même de l’islam sur son territoire national. La panique morale vient exprimer ce sentiment de menace, et en appeler à une action politique pour, croit-on, combattre le danger.

Elle est l’expression infra-politique d’un mouvement qui prépare l’avènement de ce que j’ai appelé (dans Libération, le 16 août dernier) une seconde « guerre des deux France », où s’opposent de plus en plus nettement les tenants d’une politique sécuritaire et dure vis-à-vis de l’islam, en général, à ceux qui plaident pour l’État de droit, le respect des lois et des libertés, la tolérance, et une conception ouverte de la laïcité.

The Conversation

Michel Wieviorka, Sociologue, Président de la FMSH, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH) – USPC

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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