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L’éternel retour de la défense antimissile en Asie du Nord

Marianne Peron-Doise, Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire (IRSEM)

U.S. Missile Defense Agency
U.S. Missile Defense Agency (flickr.com)

Les États-Unis et la Corée du Sud ont annoncé, récemment, être parvenus à un accord sur la mise en place en 2017 du THAAD (terminal high-altitude area defense), conçu pour intercepter et détruire des missiles balistiques, alors qu’ils sont encore à l’extérieur de l’atmosphère ou bien qu’ils viennent d’y entrer durant leur dernière phase de vol. Toutefois le choix de Seongju comme site d’accueil, à 300 km au sud-est de Séoul suscite d’ores et déjà d’importantes manifestations locales. Et ce ne sont pas là les seules réactions susceptibles d’inquiéter le gouvernement sud-coréen et d’altérer le subtil équilibre diplomatique maintenu jusque-là par Séoul entre ses indispensables, mais inconciliables partenaires américains et chinois.

Provocations nord-coréennes

Bien qu’il ait été précisé que le projet ne viserait que des attaques potentielles venues de Corée du Nord « et ne sera pas dirigé contre un pays tiers », la présence d’un tel dispositif si proche de leurs frontières irrite autant la Chine que la Russie. qui y voient une atteinte directe à leurs intérêts de sécurité et au concept de « stabilité stratégique globale » qu’ils entendent défendre.

Moscou, qui n’a de cesse de dénoncer le renforcement de l’OTAN en Baltique et la mise en place d’un système de défense antimissile en Europe ne peut accepter la perspective d’une redéfinition de l’architecture régionale de sécurité en faveur des États-Unis sur son flanc asiatique. Quant à la Chine, elle redoute notamment que le THAAD ne décrédibilise ses capacités nucléaires et sa stratégie dite d’anti-accès (anti-access/anti-denial, ou A2/AD) essentiellement dirigée contre les États-Unis.

De fait si la multiplication des provocations nord-coréennes a atteint un seuil préoccupant depuis l’arrivée de Kim Jong-un à la tête du pays en décembre 2011, la détérioration des relations sino-américaines et leur impact sur le reste de l’Asie ne sont pas étrangers à cette décision de déploiement d’un bouclier antimissiles. Longtemps repoussée par Séoul, qui souhaitait ménager la Chine, elle intervient au moment où Pékin vient de voir ses revendications historiques sur une partie de la mer de Chine méridionale invalidées par la Cour Permanente d’Arbitrage de La Haye.

Un pivot asiatique vers les États-Unis

Ce double signal a cependant peu de chance d’être entendu et compris à Pékin qui, avec la constitution d’une Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (BAII) et son pharaonique projet de développement interrégional pensé à une échelle planétaire (one road, one belt) estime avoir donné suffisamment de gages de bonne conduite.

Les dernières réunions de l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est) ou celles – désormais incontournables – sur la sécurité en Asie organisée à Singapour, le Dialogue Shangri La, ont servi de caisses de résonnance à la montée des inquiétudes régionales face au virage nationaliste de la politique étrangère de Xi Jinping.

Celui-ci s’est traduit, entre autres, par un durcissement des revendications chinoises sur ses frontières maritimes, que ce soit face aux Philippines ou au Vietnam en mer de Chine méridionale ou face au Japon en mer de l’Est. L’agressivité chinoise et sa volonté affichée de modifier le statu quo maritime en revendiquant des « droits historiques » sans fondements juridiques ont eu pour effet de rassembler la région autour des États-Unis. Les pays de l’ASEAN sont ainsi revenus à une conception classique de la présence militaire américaine comme un contrepoids nécessaire aux velléités expansionnistes chinoises.

La marine américaine multiplie les exercices avec ses alliés dans le Pacifique.
U.S. Pacific Fleet/Flickr, CC BY

Cette vision, qui milite en faveur d’un plus grand engagement des États-Unis en Asie, a permis à la politique de rééquilibrage de ces derniers de franchir un cap significatif en s’appuyant sur un socle sécuritaire très concret : renforcement de l’assistance militaire envers les Philippines, levée de l’embargo sur les ventes d’armes au Vietnam, multiplication d’exercices d’entraînement majeurs à l’instar de RIMPAC, sans conteste le plus important exercice maritime international.

Ce que la Chine ne voit pas c’est que cinq ans après le fameux article d’Hillary Clinton, alors secrétaire d’État, dans Foreign Policy, théorisant la politique de pivot américain vers l’Asie on assiste actuellement à ce que l’on pourrait qualifier de « pivot asiatique » vers les États-Unis. Poussés par cette dynamique, les États-Unis ont apparemment acquis l’espace stratégique nécessaire à une consolidation du système de sécurité régional en leur faveur tout en offrant les garanties demandées par leurs partenaires et alliés tant en Asie du Nord qu’en Asie du Sud-Est.

L’ébauche d’un pôle stratégique Washington-Tokyo-Séoul

Le repositionnement américain s’appuie en priorité sur le renforcement des alliances avec les partenaires traditionnels japonais et sud-coréens permettant à ces derniers de gagner en autonomisation stratégique via le transfert d’équipements et de matériels majeurs. Pour autant, la défense antimissile n’est pas une idée neuve en Asie du Nord. Le Japon, échaudé par l’un des premiers tirs de missile balistique nord-coréen survolant l’archipel en 1998 avait lancé dès cette date un programme de coopération et d’études conjointes sur le sujet avec les États-Unis.

Un missile tiré à partir d’un destroyer de l’armée japonaise en 2010 lors d’un exercice conjoint avec les forces américaines.
DVIDSHUB/Flickr, CC BY

Tokyo s’est, par ailleurs, doté d’une capacité de défense antimissile de théâtre via l’acquisition de destroyers de type Aegis joints à des moyens terrestres avec des batteries de missiles PAC-3. De son côté, la Corée du Sud dispose des capacités antimissiles basées sur des batteries de type PAC-2 et – à l’instar du Japon – possède également des destroyers Aegis.

Pour l’heure, si la coopération est étroite entre le Japon et les États-Unis et si la possession du système Aegis favorise l’interopérabilité, Séoul avance prudemment. La constitution d’un système de défense antimissile intégré contenant des éléments sud-coréens et japonais reste une hypothèse lointaine, même si objectivement les deux pays partagent des intérêts stratégiques convergents.

La fonction de « perturbateur chronique »

L’annonce américano-coréenne ne peut évidemment pas être dissociée du contexte nord-coréen, mais là encore ramène à la Chine et aux persistantes ambiguïtés de sa posture vis-à-vis de Pyongyang. Elle est aussi le produit de l’échec de la politique de rapprochement avec la Chine tentée par la présidente sud-coréenne, Madame Park Geun-Hye, depuis son arrivée au pouvoir en 2013.

Le déploiement du bouclier antimissile américano-sud-coréen se veut une réponse à la politique de prise de risque incessante qui semble la marque de Kim Jong-un. Celui-ci a apparemment choisi la fuite en avant militaire et entretient des campagnes d’essais de tirs d’armes régulières afin d’augmenter les capacités de son arsenal tant nucléaire que balistique. L’essai nucléaire du 6 janvier 2016, quatrième à ce jour, ne sera pas le dernier. On le sait, le recours à des sanctions internationales et les condamnations répétées du Conseil de Sécurité des Nations unies n’auront qu’un impact limité tant que la Chine ne retirera pas son soutien économique à Pyongyang.

De la même façon, les sanctions financières décidées en mars par Washington à l’encontre de Kim Jong-un et dix autres hauts responsables du pays pour violations des droits de l’homme n’éveillera aucun écho tant à Pékin – étant donné ses standards en la matière – ni a fortiori à Pyongyang. Pour Pékin, la Corée du Nord reste, avant tout, un marché captif où écouler les biens de consommations chinoises et obtenir des contrats léonins pour l’accès au charbon, aux minéraux et terres rares. L’édition 2016 de la grande foire sino-nord-coréenne de Dandong, organisée depuis cinq ans a été maintenue. Or cette ville frontalière est la porte d’entrée de la Chine en Corée du Nord et voit transiter 60 % du commerce entre les deux pays.

Pongyang, idiot utile de Pékin ou de Washington ?
Stephan/Flickr, CC BY-SA

Sous l’angle politico-militaire, on notera que, pour Pékin, la Corée du Nord a longtemps occupé – et d’une certaine façon conserve – la fonction de « perturbateur chronique » destiné à capter l’attention stratégique des États-Unis, de la Corée du Sud et du Japon tandis que la Chine poursuit sa modernisation militaire et projette sa flotte de guerre de l’océan Indien à la Méditerranée.

Toutefois, dans le contexte nouveau créé par la mise en place annoncée d’un bouclier antimissile américain en Corée du Sud, la tentation est grande de reprendre l’apostrophe de Lénine et de se demander de qui Pyongyang est-il « l’idiot utile », Washington ou Pékin ?

The Conversation

Marianne Peron-Doise, Expert Asie du Nord (Japon-Péninsule coréenne), Chargée du programme Sécurité Maritime internationale, Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire (IRSEM)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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