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Le Royaume désuni, ou le « bateau ivre »

Florence Faucher, Sciences Po – USPC

Londres ne pavoise plus (photo DR)

De nombreux Britanniques se sont couchés, le 23 juin, convaincus que le pari de Cameron était gagné et que le camp du « Remain » l’avait emporté. Nigel Farage, le leader de UKIP et l’un des principaux avocats du retrait de l’Union, avait même concédé la défaite. À leur réveil, ils ont découvert avec surprise qu’avec un taux de participation important – 72 %, soit supérieur à celui de toutes les élections législatives depuis 1992 –, 52 % d’entre eux avaient approuvé le « Brexit ».

Comme annoncé par les experts que les électeurs avaient refusé d’écouter et que les partisans du « Leave » avaient rejetés – « Je crois que les gens de ce pays en ont assez des experts ! », avait ainsi affirmé le ministre de la Justice, Michael Gove –, les marchés financiers ont réagi rapidement à la baisse.

Quelques heures plus tard, David Cameron annonçait qu’il renonçait au leadership du parti conservateur et resterait premier ministre jusqu’à l’élection de son successeur en octobre et qu’il reviendrait à celui-ci (ou celle) d’invoquer auprès des partenaires européens l’article 50 du traité de Lisbonne qui lancerait la procédure de retrait du pays de l’Union européenne. Cette démission rapide s’inscrit dans la tradition de prise de responsabilité des hommes politiques britanniques et Cameron n’avait guère le choix.

Par ailleurs, Cameron considère que c’est aux partisans du retrait de mener les négociations, d’assumer les difficultés prévisibles et de dessiner le cadre des relations futures du Royaume-Uni avec ses anciens partenaires européens. Après une campagne électorale très rude, menée par ses anciens amis, le capitaine Cameron abandonne le navire et la Grande-Bretagne est un « bateau ivre » qui, « plus léger qu’un bouchon [danse] sur les flots » (« Le Bateau ivre », Arthur Rimbaud).

« Tout sauf Boris ! »

La crise ouverte vendredi 24 juin est multiforme, ses ramifications globales et son impact encore incertain par son ampleur et son extension.

La crise est tout d’abord économique et financière : la livre sterling chute et chahute l’euro ; les marchés s’effondrent ; la solvabilité de la Grande-Bretagne est rétrogradée par les agences de notation ; les entreprises activent leurs plans B, envisagent leurs stratégies d’investissement, de relocalisation, etc. Les interventions rapides du directeur de la Banque d’Angleterre et du ministre des Finances n’ont guère calmé les inquiétudes liées aux incertitudes.

Boris Johnson, principal prétendant à la succession de David Cameron.
BackBoris2012 Campaign Team/Flickr, CC BY-ND

La crise est aussi politique. Le parti conservateur choisira d’ici la fin de l’été un nouveau leader, et Premier ministre. L’ancien maire de Londres, Boris Johnson, qui pensait remplacer Cameron au retrait de celui-ci dans un ou deux ans voit ses ambitions mises en question par les candidats alternatifs. Une campagne « tout sauf Boris » mobilise les députés conservateurs outrés par la conduite de Boris Johnson durant la campagne et depuis l’annonce des résultats.

La tempête n’est pas circonscrite au parti conservateur : Jeremy Corbyn est lui-même sur la sellette. Le leader travailliste, élu il y a peine quelques mois, est impopulaire parmi ses députés malgré ses soutiens à la base du parti, et son entourage est accusé d’avoir délibérément sabordé la campagne en faveur du « Remain ». Après la démission en masse de son équipe du Cabinet fantôme, une motion de défiance a été votée. Mais la procédure pour le déposer n’est pas simple.

Contrat démocratique

La crise est aussi constitutionnelle. Comme anticipé par les Cassandre qui considéraient le pari de Cameron trop risqué, la première ministre du gouvernement écossaise, Nicola Sturgeon, examine avec son gouvernement toutes les options qui permettraient à l’Écosse de rester membre de l’Union européenne, y compris la tenue rapide d’un nouveau référendum d’indépendance. Le processus de paix en Irlande du Nord est entré dans une phase critique et la perspective d’une frontière matérielle avec le voisin républicain relance les tensions. Même Gibraltar (qui a voté « Remain » à 96 %) réfléchit à son avenir dans le Royaume désormais désuni.

Le référendum était consultatif car la souveraineté appartient au Parlement, en ce sens le premier ministre ne peut amorcer la procédure de retrait que lorsqu’il aura obtenu le soutien de ses députés. On voit mal cependant comment, dans un tel contexte de désaveu des institutions parlementaires, les Communes pourraient passer outre la volonté clairement exprimée par les électeurs. Quoi que rêvent les signataires des pétitions appelant à changer les règles du référendum après coup, ne pas sortir de l’Union serait trahir le contrat démocratique et confirmer aux électeurs qui se sont prononcés contre l’Union et contre leurs élites les raisons de leur vote. La classe politique britannique ne peut guère se le permettre.

La Reine Élisabeth II salue le vice-premier ministre d’Irlande du Nord, Martin McGuinness, à Belfast, le 27 juin.
Aaron Mccacken/Harrisons 07778/Northern Ireland Office/AFP

Un nouveau leader conservateur (et probablement eurosceptique) aurait besoin d’une légitimité électorale pour négocier. Cependant, des élections générales anticipées pourraient aggraver la crise politique plutôt que contribuer à la résoudre compte tenu du désarroi actuel des principaux partis. En fait c’est le système politique et partisan qui s’effrite : près de 60 % des électeurs conservateurs sont supposés avoir voté « Leave », c’est aussi le cas de 37 % des travaillistes.

L’Écosse, Londres (et des comtés métropolitains et prospères) et l’Irlande du Nord ont voté pour rester. Le fossé se creuse entre les parlementaires des deux partis et leur base militante et électorale. Les Libéraux démocrates ne sont plus audibles depuis qu’ils ont participé au gouvernement de coalition mené par Cameron (2010-2015). Ce sont les nationalismes qui profitent de la situation : les sociaux-démocrates du SNP en Écosse et les populistes xénophobes de UKIP en Angleterre. Nigel Farage est l’un des rares à triompher. Faisant écho à l’expression de Boris Johnson lors du dernier débat le 21 juin, il a proclamé le 23 juin « Independance Day ».

Des divisions exacerbées

La crise est juridique et administrative : depuis des mois, les hauts fonctionnaires sont en purdah – ils ne peuvent plus engager toute activité susceptible d’influencer les résultats de la consultation
et ne peuvent donc préparer les conditions pratiques de la sortie de l’Union. Désormais, toute leur énergieva être consacrée à trouver des solutions pratiques au détricotage des liens institutionnels, législatifs, administratifs, commerciaux, juridiques…

La crise est déjà existentielle et morale : les ressortissants des pays européens s’inquiètent de leur avenir professionnel, les expatriés (principalement, mais pas seulement, les retraités) angoissent sur leurs droits futurs et notamment l’accès aux soins. Par ailleurs, les minorités visibles font état d’une dégradation des relations communautaires : les actes d’agression racistes ont augmenté depuis vendredi 24 juin.

Le Royaume est divisé en classes sociales, et en classes d’âge : plus on est éduqué, dans une situation professionnelle confortable et stable ou plus on est jeune, plus on a voté pour rester. Il est enfin divisé géographiquement entre les nations, entre le Nord et le Sud, les centres urbains et les zones rurales, les régions économiquement dynamiques ou ouvertes sur l’international et celles en repli économique et industriel.

Boîte de Pandore

En faisant un pari sur l’avenir de son pays pour sauvegarder l’unité de son parti en 2013, Cameron a vraiment ouvert la boîte de Pandore. Les mensonges et les approximations des partisans du « Leave », contraints à présent de faire face à la réalité, ne peuvent qu’augmenter la frustration et la colère des électeurs qui croyaient que voter avec eux signifierait qu’ils retrouveraient en une nuit, ou en quelques jours, leur fierté et leur autonomie, que les frontières seraient immédiatement fermées, que les immigrés africains, caribéens, asiatiques disparaîtraient du paysage, que des millions seraient investis dans la santé et la protection sociale, que des emplois leur seraient offerts et que le niveau des salaires serait amélioré, que le monde se presserait à leur porte pour signer des accords commerciaux…

La situation politique évolue d’heure en heure en Grande-Bretagne, mais dans les négociations de retrait les Britanniques doivent aussi compter sur leurs anciens partenaires. S’il n’est dans l’intérêt de personne d’humilier le Royaume-Uni ou de le punir, il est aussi important pour les Européens de réfléchir à la définition, peut être au cas par cas, de nouvelles relations avec les composantes actuelles du Royaume. Donald Tusk a donné la ligne dès vendredi matin : « What does not kill you makes you stronger. » (« Ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort »). Pour le Royaume-Uni tel que nous le connaissons, le pire n’est pas certain, mais il n’est pas inenvisageable non plus.

The Conversation

Florence Faucher, Professeure de sciences politiques (Centre d’études européennes), Sciences Po – USPC

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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