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Inégalités de salaires hommes-femmes : conversation avec Isabelle Bensidoun

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Comment s’en sortir ?
Andrew Loke/Unsplash

Jézabel Couppey-Soubeyran, CEPII et Isabelle Bensidoun, CEPII

Avec Danièle Trancart vous publiez prochainement « Choix professionnels et écarts de salaires hommes-femmes : quels rôles des différences de préférences et attitudes face au travail ? » dans la revue Population. Et à vous lire, pardon Schopenhauer, on n’éclate pas de rire : « le salaire des femmes (dix ans après la sortie du système éducatif) inférieur de 21,2 % à celui des hommes, ne devrait l’être, en effet, que de 8 % ». Quelques questions donc pour comprendre votre résultat.

Jézabel Couppey-Soubeyran : Tout d’abord, peut-on revenir sur le paradoxe face auquel Schopenhauer aurait peut-être revu sa morale, car ce n’était pas le cas à son époque, mais aujourd’hui les femmes sont en moyenne plus éduquées que les hommes et pourtant leurs salaires sont inférieurs, pourquoi ?

Isabelle Bensidoun : Plusieurs facteurs peuvent expliquer que les salaires soient différents entre les hommes et les femmes. L’éducation en est un et il justifierait effectivement que les femmes perçoivent un salaire plus élevé que les hommes. Mais d’autres facteurs interviennent : des déterminants traditionnels comme l’expérience professionnelle, le temps de travail ou les responsabilités d’encadrement, mais aussi, et c’était l’objet de notre travail avec Danièle Trancart, des déterminants moins souvent pris en compte dans les études car relevant d’aspects peu quantifiés dans les enquêtes statistiques, et quasiment pas en France. Ces aspects, dits non cognitifs dans la littérature anglo-saxonne, recouvrent les traits de personnalité, mais aussi des préférences ou des normes sociales : l’altruisme, l’extraversion, l’ouverture à l’expérience, l’attitude face au risque, à la compétition ou la capacité à négocier.

J. C.-S. : La bonne nouvelle toutefois, c’est que les inégalités de salaires entre hommes et femmes sont enfin devenues un sujet à la mode. Se résorbent-elles autant qu’on en parle ?

I. B. : Non, l’écart peine à se résorber, mais le fait d’en parler, on peut l’espérer, devrait permettre de s’interroger sur les raisons qui font qu’il en est ainsi et y apporter, si celles-ci n’ont pas lieu d’être, des solutions. Car ces inégalités de salaire, si elles ne sont pas justifiées par des différences de caractéristiques entre les hommes et les femmes, ne sont pas seulement inacceptables en elles-mêmes, elles ont aussi des conséquences sur les inégalités entre les hommes et les femmes de manière plus générale. Par exemple, à la suite de l’arrivée d’enfants dans un couple, si la question se pose de savoir lequel des deux va davantage s’occuper des enfants en se mettant à temps partiel par exemple, il est clair que la plupart du temps ce sera celui pour lequel la perte de salaire sera moindre. C’est-à-dire la femme ! Et c’est ainsi que les inégalités s’entretiennent.

J. C.-S. : L’écart de salaire entre hommes et femmes correspond-il entièrement à un problème de discrimination ? Expliquez-nous comment les études le décomposent en général.

I. B. : Non bien sûr et c’est pour cela que la phrase, que vous reprenez en introduction de cette conversation, stipule que le salaire des femmes (10 ans après la sortie du système éducatif) devrait être de 8 % inférieur à celui des hommes alors qu’il l’est de 21,2 %. Ce qui signifie qu’une partie de l’écart de salaire observé s’explique et qu’une autre ne s’explique pas par les déterminants que nous avons retenus.

La partie qui ne s’explique pas est souvent assimilée à de la discrimination, et il est clair qu’une partie de ce qui ne s’explique pas relève effectivement de comportements discriminatoires à l’égard des femmes, mais cela peut aussi provenir de déterminants non pris en compte, faute d’en avoir une mesure dans les enquêtes statistiques.

À cet égard, notre démarche avec Danièle Trancart avait notamment pour objectif de rendre observable ce qui d’habitude ne l’est pas, à savoir tenir compte de facteurs moins traditionnels que sont les aspects non cognitifs qui, parce qu’en la matière hommes et femmes présentent des caractéristiques différentes, pourraient expliquer leurs écarts de salaires.

Pour être plus précise sur la manière dont les écarts de salaires sont décomposés dans les études, cela est assez simple sur le principe : il s’agit d’évaluer ce qui, dans les écarts de salaires observés, relève de différences de caractéristiques entre hommes et femmes (le fait qu’ils n’aient pas le même niveau d’études, la même expérience professionnelle, le même temps de travail ou les mêmes préférences, par exemple) et ce qui tient à des différences entre hommes et femmes de rendements salariaux de ces caractéristiques, c’est-à-dire ce qu’elles rapportent en termes de salaire.

Ainsi, dans ces exercices de décomposition, les écarts considérés comme justifiés (expliqués) sont ceux qui proviennent de différences de caractéristiques productives entre les hommes et les femmes, le fait que les hommes, par exemple, aient en moyenne une expérience professionnelle plus longue que celle des femmes justifie qu’ils soient mieux rémunérés. Les écarts non expliqués, quant à eux, sont liés à des différences de rendements de ces caractéristiques, le fait par exemple que la détention d’un diplôme soit mieux rémunérée pour les hommes que pour les femmes, ce qui, pour le coup, est totalement injustifié.

J. C.-S. : Il y a des professions plus inégales que d’autres. Vous parlez à cet égard de ségrégation professionnelle. Comment fait-on pour distinguer ce qui est propre à une profession et ce qui ne l’est pas ?

I. B. : On parle de ségrégation professionnelle lorsque les femmes et les hommes occupent des professions différentes qui font que certaines professions sont plutôt masculines, comme celle d’ouvrier ou d’ingénieur, d’autres plutôt féminines, comme les employées ou les professions intermédiaires dans le domaine de la santé et du social et d’autres encore qui sont mixtes.

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On peut considérer que ce caractère sexué des différentes professions résulte de choix qui seraient différents entre les hommes et les femmes, même si ces choix sont contraints par les stéréotypes ou les normes sociales. Mais on peut aussi penser que des comportements discriminatoires sont à l’œuvre et font que les unes et les autres n’ont pas le même accès aux différentes professions.

Lorsque l’on tient compte de ce caractère potentiellement discriminatoire de la ségrégation professionnelle, on peut alors déterminer ce qui dans les écarts de salaires observés relève d’écarts de salaires entre hommes et femmes au sein des professions et ce qui provient d’écarts de salaires entre les professions.

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Ce que l’on constate dans cette étude, mais aussi dans d’autres sur des pays différents, c’est que l’essentiel (ici 80 %) de l’écart de salaire entre les hommes et les femmes provient d’écarts de salaire au sein des professions et seulement 20 % du fait que femmes et hommes se répartissent de manière sexuée entre les différentes professions. Si ensuite on évalue pour chacune de ces composantes ce qui s’explique par les différences de caractéristiques entre femmes et hommes et ce qui ne s’explique pas, on constate que dans les écarts de salaires entre les professions, la discrimination (ou l’état de notre ignorance) joue un rôle prépondérant.

J. C.-S. : Dans votre étude vous mettez donc en avant le rôle des préférences en matière de carrière. Comment faites-vous pour mesurer objectivement ces aspects au demeurant très subjectifs ?

I. B. : Disons-le très clairement, on ne mesure pas objectivement ces aspects (d’ailleurs, mesure-t-on jamais objectivement ?). On utilise les réponses données, 3 ans après leur sortie du système éducatif, par les hommes et les femmes dans l’enquête du CEREQ à la question « Votre priorité au cours de ces 3 dernières années a-t-elle été plutôt de : 1) trouver un emploi stable, 2) faire carrière, 3) ménager votre vie hors travail ? » pour construire une variable qui identifie les individus privilégiant leur carrière. Et le résultat est significativement différent entre les hommes et les femmes : moins de 20 % des femmes choisissent de privilégier leur carrière contre 24 % des hommes.

J. C.-S. : Concrètement, quelques chiffres à l’appui, quelles sont les différences en la matière : les femmes consacrent-elles moins de temps à leur travail que les hommes ?

I. B. : Regarder une mesure concrète est effectivement un moyen de confronter ces mesures subjectives à la « réalité ». Car les femmes affirmant moins fréquemment privilégier leur carrière que les hommes, on peut penser que cette préférence est marquée par les stéréotypes de genre ou les normes sociales, les femmes « se devant » plus souvent d’investir la sphère familiale et les hommes la sphère professionnelle. Si tel est le cas, on s’attend alors à ce que leur temps de travail soit moins important que celui des hommes.

Et c’est bien ce que l’on observe : le temps qu’elles consacrent en moyenne à leur activité professionnelle, 10 ans après leur sortie du système éducatif, est déjà plus faible que celui des hommes : alors que 97 % des hommes travaillent à temps plein, elles ne sont que 72 % à le faire.

J. C.-S. : Vous examinez également l’incidence de l’attitude face au risque. Plus que les hommes, les femmes sont-elles prêtes à accepter de moindres salaires en échange d’une sécurité plus grande ? Si cela n’explique guère l’écart de salaire d’après votre étude, n’est-ce pas cependant l’un des facteurs clé de la ségrégation professionnelle ?

I. B. : Nous apprécions l’attitude face au risque des individus à partir des réponses qu’ils donnent à la question de savoir s’ils envisagent un jour de se mettre à leur compte. Ces réponses sont clairement différentes entre les hommes et les femmes : plus de 37 % des hommes expriment une attitude positive face au risque contre seulement 22 % des femmes. Et ces différences face au risque restent significatives une fois prises en compte les différences de niveau d’éducation et de spécialités de formation entre les hommes et les femmes. Toutefois, ces différences d’attitude face au risque ne jouent pas pour expliquer les écarts de salaires entre les hommes et les femmes au sein des professions.

En revanche, elles expliquent une partie de l’écart de salaire entre les professions. Seules d’ailleurs, dans nos résultats, les variables de préférences et d’attitudes permettent d’expliquer que les hommes se dirigent vers des professions plus rémunératrices que les femmes, les autres déterminants étant soit non significatifs, soit à « contre-sens » de l’effet attendu comme l’éducation qui justifierait que les femmes, parce que leur niveau d’études est plus élevé que celui des hommes, soient dans des professions plus rémunératrices que celles où elles sont effectivement employées.

J. C.-S. : Quelle est au final l’importance de ces différences de préférences et d’attitude pour expliquer les écarts de salaire entre hommes et femmes ?

I. B. : Avec 6 % de l’écart de salaire entre les jeunes hommes et les jeunes femmes qui s’expliquent par ces déterminants, leur importance n’est pas massive, comme d’ailleurs dans d’autres pays où elle atteint au maximum 8 % de l’écart de salaires entre les hommes et les femmes, mais cela permet de réduire la part inexpliquée et c’est tout de même plus que l’expérience. En outre, peu de variables non cognitives sont utilisées dans notre étude, par exemple rien sur les traits de personnalité, faute de données disponibles dans les enquêtes françaises sur ces caractéristiques.

J. C.-S. : S’agit-il d’ailleurs véritablement de choix ou de conformisme à des normes sociales ?

I. B. : Ces différences de préférences et d’attitudes entre hommes et femmes, tout comme leurs différences de caractéristiques les plus importantes pour expliquer leurs écarts de salaires –à savoir le temps consacré au marché du travail ou les prises de responsabilité en termes d’encadrement – renvoient, une fois écartée la discrimination dont pourraient être victimes les femmes en la matière, à des différences probablement engendrées par les rôles sexués dévolus à chacun.

En cela, nous rejoignons l’approche développée par Georges Akerlof et Rachel Kranton dans leur article « Economics and identity » publié en 2000 dans le Quarterly Journal of Economics selon laquelle l’identité d’un individu, son désir de se conformer aux normes sociales en vigueur dans son groupe d’appartenance, peuvent guider ses décisions économiques via l’utilité qui en découle.

Nous rejoignons aussi celle défendue de longue date par les sociologues selon laquelle les rôles sexués, socialement assignés aux hommes et aux femmes, façonnent leurs préférences et traits de personnalité qui, à leur tour, influencent leurs choix de profession et leurs aspirations professionnelles.

J. C.-S. : À quelles recommandations d’actions publiques conduit votre étude ?

I. B. : À des mesures ambitieuses, car l’objectif n’est rien de moins que de parvenir à changer les mentalités. À cet égard, les politiques publiques visant à déconstruire les préjugés sexués et éduquer, dès le plus jeune âge, à l’égalité entre les femmes et les hommes constituent l’axe à privilégier.

The ConversationLe sort réservé en 2013 aux ABCD de l’égalité, de la ministre des Droits des femmes de l’époque, Najat Vallaud-Belkacem, montre à quel point la tâche est ardue, mais elle est impérative si l’on souhaite avancer sur le chemin de l’égalité entre les hommes et les femmes.

Jézabel Couppey-Soubeyran, Maître de conférences en économie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et conseillère éditoriale, CEPII et Isabelle Bensidoun, Économiste, CEPII

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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