Europe
Partager
S'abonner
Ajoutez IDJ à vos Favoris Google News

Vraies questions catalanes, fausse réponse espagnole

Bras de fer entre le chef du gouvernement espagnol Mariano Rajoy et le président séparatiste Carlos Puigdemont (Capture Euronews)
Bras de fer entre le chef du gouvernement espagnol Mariano Rajoy et le président séparatiste Carlos Puigdemont (Capture Euronews)

Stéphane Michonneau, Université Lille 3 – Université de Lille

La crise catalane est l’expression d’un malaise espagnol profond que le vieux système de partis hérité de la transition démocratique ne sait pas gérer. Cette expression qui prit, il y a dix ans, la forme de l’indépendantisme est propre à une région qui, depuis un siècle, a cultivé des pratiques politiques singulières, si souvent inconnues des autres Espagnols.

Là, la question nationale est centrale, structurée depuis les années 1920 par une tension entre autonomisme et indépendantisme. Là, la société civile, forte et organisée, impose le calendrier politique que les forces politiques tentent maladroitement de suivre. Par delà cette singularité, les questions de fond que pose le catalanisme concernent tous les Espagnols et nombreux sont ceux qui, d’un bout à l’autre de la péninsule, ont le courage de le reconnaître.

La question sociale

Comme tous les Espagnols, les Catalans ont mesuré, une fois encore, l’incapacité de l’État à les protéger. On mesure mal, en France, l’impact extraordinairement fort de la longue crise économique essuyée par le pays pendant sept ans. L’État social espagnol, traditionnellement faible, n’a protégé ni des saisies, ni du chômage, ni de l’inégalité croissante devant la santé. Dans ces conditions, les Espagnols ont pu compter, comme à l’accoutumée, sur les solidarités communautaires qui structurent puissamment la société civile : solidarité familiales d’abord, professionnelles et villageoises ensuite, régionales enfin.

À ce prix, le « communautarisme » qu’il est de bon ton de dénoncer à Paris est une question de survie : comment résister autrement à un taux de chômage de 23 % au plus fort de la crise ? Alors, pour beaucoup de Catalans, l’idée qu’un État en propre puisse accomplir ce que l’État espagnol était incapable d’assumer a resurgi.

La question démocratique

Face à l’épuisement des partis traditionnels pris entre corruption massive et clientélisme, la société espagnole a choisi le renouveau. De nouveaux partis ont surgi à Madrid (Podemos puis Podem dans sa version catalane), et à Barcelone (Ciutadans, puis Ciudadanos dans sa version madrilène). Le 15M, le mouvement des indignés de 2011, a bien failli renverser un système politique usé mais figé depuis 2012. Aujourd’hui, le Parti populaire aidé par un PSOE (socialiste) devenu un parti succursaliste andalou défend haut et fort les valeurs de la légalité du cadre constitutionnel de 1978. Mais ils sont tous deux incapables de canaliser la volonté de renouveau démocratique qui s’exprime en Espagne, comme partout ailleurs en Europe.

En Catalogne, le mot indépendance a cristallisé ces espoirs, ces colères et ces doutes, au risque d’amalgames contradictoires. Le « droit à décider » a galvanisé les foules – des millions de protestataires dans les rues pendant sept ans – sans que l’on sache très bien ce que l’expression signifiait, sinon une volonté farouche de rénover la vie démocratique en secouant le joug d’un système obsolète de partis.

La question territoriale

Le catalanisme lutte, de manière constante, pour une vision de l’Espagne, celle d’un État plurinational. L’indépendantisme n’y change rien : il n’est jamais que le produit d’une frustration à faire entendre une autre manière de concevoir l’organisation territoriale de la péninsule. Il n’est d’ailleurs pas contradictoire avec une vision confédérale de l’Espagne.

Le catalanisme sait frapper fort lorsqu’il perçoit les faiblesses de l’État central, innombrables aujourd’hui comme déjà en 1868, en 1898, en 1919, en 1931 ou en 1978. Son projet pour l’Espagne a gagné des batailles, mais jamais la guerre. Il plonge ses racines dans une expérience bien plus ancienne que celle que le centralisme a imposé à l’Espagne à partir du XVIIIe siècle : celui de la « Monarchie composite » des Habsbourg qui apprit à ses dépens que l’Espagne n’est jamais aussi unie que dans le respect de la singularité de ses composantes. Comment, d’ailleurs, faire tenir quatre siècles un empire « où le soleil ne se couche jamais », pour reprendre les mots de Charles Quint ? La vision de l’Espagne que porte le catalanisme, et l’indépendantisme avec, n’est pas illégitime, et bon nombre d’Espagnols, ceux des « périphéries » que le grand penseur Jaume Balmes identifiait au « cœur de l’Espagne », la partagent également.

La question républicaine

Liée à la question précédente, et véritable tabou de la vie politique espagnole depuis 1969, date à laquelle la monarchie actuelle fut instaurée par Franco, la république fait encore écho, pour de nombreux Espagnols, aux deux expériences démocratiques de 1873 et de 1931 – les deux seules que l’Espagne ait connues jusqu’en 1978.

Se présentant à une génération traumatisée par la dictature comme un régime de rédemption (rédemption des crimes soi-disant partagés de la Guerre civile, rédemption du franquisme), le régime de la transition tourna résolument le dos à ces épisodes dont les Espagnols pouvaient pourtant être fiers. La Constitution de 1978 a ainsi été vécue comme une synthèse historique indépassable que seuls les partisans aigris de la république et du franquisme auraient voulu abattre, au risque présumé de la guerre civile.

La question historique

Mais voilà : le storytelling transitionnel s’est fracassé en 2000 lorsque les Espagnols découvrirent, abasourdis, que la répression franquiste avait exécuté 160 000 personnes qui gisent encore aujourd’hui dans près de 10 000 fosses communes, dont moins de 300 ont été ouvertes. Cette découverte, qui institua définitivement des victimes et des bourreaux, renouvela la fierté d’avoir été de ceux qui avaient défendu la démocratie contre le fascisme.

En Catalogne où la Généralité, abattue en 1939, maintenue coûte que coûte en exil, réapparut en 1980, la continuité démocratique a du sens. Nul n’imaginerait à Barcelone qu’on maintint un monument ou un nom de rue franquistes – y a-t-il des monuments au Duce à Rome ? – quand on en trouve tant à Madrid… Alors, pour de jeunes générations d’Espagnols qui ne supportent plus les contradictions que leurs parents ont assumées tant bien que mal, la « république » ne rime plus avec « guerre civile » mais avec « tradition démocratique ».

En Catalogne, seule région où le républicanisme a pris une forme partisane organisée et stable, on conteste de front un régime devenu honni et l’on rêve de confédéralisme hispanique, voire ibérique (puisque le Portugal est une république). Un rêve que formulait déjà Francesc Pi y Margall. Élève de Proudhon, ce théoricien du fédéralisme écrivit en 1876 Les nationalités.

L’urgence d’un vrai projet politique alternatif

The ConversationOn pourra suspendre la Généralité ; on pourra envoyer des forces de l’ordre pour rétablir la « normalité constitutionnelle » ; on pourra organiser des élections qui ne feront que confirmer le vent de la fronde. Mais il faudra bien, un jour, proposer un vrai projet politique alternatif aux Espagnols qui méritent bien autre chose et bien mieux qu’un discours pétri de légalité et de peur. Aux questions posées par les catalanistes – et par tant d’autres Espagnols ! –, l’Espagne devra bien répondre.

Stéphane Michonneau, Professeur en histoire contemporaine, Université Lille 3 – Université de Lille

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

The Conversation

Espagne Europe