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Comment la financiarisation envahit l’entreprise et ses sous-traitants

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Pixabay

Mohamed Ikram Nasr, EM Lyon et Hicham Sebti, ISG International Business School

La crise de 2008 a mis en lumière l’hégémonie de la pensée financière dans le management des entreprises. Cette hégémonie se manifeste par l’importance de la valeur actionnariale dans les discours des dirigeants et par la multiplication des indicateurs de performance financière (marge opérationnelle, rentabilité des investissements, rentabilité des capitaux propres).

Une majorité de travaux explique cette « colonisation » de la financiarisation par des mécanismes macroéconomiques (comme la désintermédiation bancaire) et par l’évolution des structures actionnariales des grandes entreprises au profit d’investisseurs institutionnels. Les fonds d’investissement imposent, par exemple, des objectifs de rentabilité plus élevés et l’augmentation de la part des dividendes versée aux actionnaires.

D’autres travaux renvoient à des phénomènes sociologiques propres aux organisations, et expliquent comment les élites économiques se sont converties aux valeurs actionnariales et comment les managers contribuent, au sein de leurs entreprises, à la diffusion des représentations et des mécanismes de la financiarisation.

Mais la philosophie et les pratiques de la financiarisation semblent également se répandre, par un phénomène de contagion. Dans une étude publiée en 2015, nous montrons que les relations entre acheteur et fournisseur sont des passerelles privilégiées. Notamment par les échanges commerciaux et les collaborations entre les grandes entreprises financiarisées et leurs réseaux de fournisseurs constitués d’entreprises de tailles intermédiaires (ETI) et de petites et moyennes entreprises (PME) industrielles et de services.

Des acheteurs sous pression, convertis à la logique financière

Prenons un exemple plus explicite. Les acheteurs sont sous la pression de leurs directions pour aligner les fournisseurs sur les objectifs financiers de l’entreprise. Il s’agit de contribuer aux plans de réduction des coûts et d’amélioration des marges imposées par les directions.

Pour ce faire, ils usent souvent de stratégies commerciales agressives (mise en concurrence, renégociation permanente des contrats, menaces d’annulation) par rapport à leurs partenaires externes. Dans les secteurs automobile et aéronautique, cela a mené à la disparition de certains sous-traitants, ainsi qu’à la perte de compétence et à la fragilisation de toute la filière d’approvisionnement.

Mais les injonctions des directions n’expliquent pas tout. La financiarisation des entreprises s’est accompagnée d’une redéfinition de la culture des acheteurs. Ils sont de moins en moins techniciens, spécialistes des produits, et de plus en plus managers, issus des rangs des écoles de commerce. Rompus au pilotage par les dispositifs de gestion et à la pratique du retour sur investissement, ils assument et légitiment aussi les gains d’achats et les réductions de coûts des processus liés à la sous-traitance.

Un arsenal d’outils qui diffusent un langage et des représentations

Ainsi, les acheteurs mobilisent une pluralité d’outils destinés à piloter les performances de leurs fournisseurs, comme les budgets et les méthodes de gestion des coûts en « coût cible » (target costing) ou « conception à coût défini » (design to cost). Pour répondre aux demandes de rapports d’activités (reporting), le fournisseur se doit de diffuser dans son entreprise une culture de la production et de l’utilisation des données financières.

Le recours aux critères financiers de décision (tels que le payback, le cash flow dégagé, ou la marge opérationnelle) incite les fournisseurs à orienter leurs choix d’investissement, de gestion de la production et d’organisation de la logistique vers des actions qui améliorent à court terme la performance financière de leurs clients. À l’inverse, les propositions qui ne produisent pas d’effets comptables observables rapidement ne seront pas choisies.

Le transfert des risques vers les fournisseurs, l’autre facette de la financiarisation

L’importance accordée aux risques liés aux achats et leurs conséquences est une autre voie par laquelle se diffuse la logique financière entre client et fournisseur.

D’une part, la notion de risque a une place importante dans les dossiers de qualification des fournisseurs et d’attribution des projets. Les fournisseurs doivent démontrer leur maîtrise des risques financiers et opérationnels et donner l’assurance que le client n’en subira pas les conséquences.

D’autre part, les grands donneurs d’ordre (de l’industrie automobile, de l’aéronautique, du textile, du BTP, etc.) s’emploient à transférer une partie des risques stratégiques et opérationnels vers leurs fournisseurs et sous-traitants (le risk sharing partners). Ces derniers doivent alors prendre à leur charge certains coûts de développement, l’assurance de certains processus, et l’impact des échecs commerciaux du client.

Dans les deux situations, la confrontation au risque accentue la pression exercée sur les fournisseurs pour adopter le langage, les représentations et les dispositifs de la logique financière.

La diffusion de la financiarisation conduit les sous-traitants à réorganiser leurs priorités. D’une part, ils assument plus explicitement la recherche d’une rentabilité à court terme, au péril de la pérennité des liens avec le client. D’autre part, ils redéfinissent, en interne, leurs critères de gestion des échanges, passant des normes relationnelles aux normes de décision financières.

Du côté des acheteurs, il y a là un réel enjeu identitaire et un sujet de préoccupation pour la profession.

Celle-ci s’interroge sur les moyens que les acheteurs doivent mettre en œuvre pour concilier la diffusion de la financiarisation et l’ambition de construire un réseau pérenne de fournisseurs.


The ConversationDans un second article, nous analyserons d’ailleurs le point de vue des acheteurs concernant la financiarisation.

Mohamed Ikram Nasr, Professeur Assistant en Comportement Organisationnel, EM Lyon et Hicham Sebti, Professeur Associé en Contrôle de Gestion, ISG International Business School

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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