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Grippe aviaire : quelles alternatives à l’abattage des animaux ?

Fréderic Keck, Collège de France – PSL

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Vol d’oies sauvages (pixabay.com)

La grippe aviaire s’intensifie en France. Cette offensive du virus H5N8 a déclenché un abattage massif des canards d’élevage dans le Sud-Ouest. L’arrêté paru le 5 janvier au Journal officiel prévoit en effet que des « abattages préventifs de palmipèdes peuvent être ordonnés » jusqu’au 20 janvier dans 150 communes. Il y a un mois, des foyers de H5N8 avaient été découverts sur des volailles domestiques et des oiseaux sauvages, conduisant le ministère de l’Agriculture à remonter le risque de grippe au niveau « élevé » dès le 5 décembre 2016.

L’abattage systématique concerne « tous les palmipèdes en parcours extérieur d’une zone définie par le ministère de l’Agriculture, incluant une partie des départements du Gers, des Landes et des Hautes Pyrénées », selon le communiqué du ministère. Les éleveurs du Sud-Ouest sont d’autant plus découragés par ces nouvelles mesures que le ministère avait suspendu il y a peu le plan de surveillance imposé un an auparavant en raison de cas similaires. Dès lors, plusieurs questions se posent. L’ampleur de l’opération, qui vise in fine à protéger les humains du risque d’une pandémie meurtrière, est-elle justifiée ? Et pourrait-on s’y prendre autrement ?

Femmes au marché de volailles à Samatan (Gers), le 5 décembre 2016. La présence du virus H5N8 a été détectée dans un élevage de canards dans le Tarn, autre département du Sud-Ouest.
Pascal Pavani/AFP/AF

Pour répondre à cette question, il faut revenir sur l’histoire et la géographie des maladies d’origine animale. Arrivé en Europe depuis l’Asie début 2015, le virus H5N8 ne se transmet pas des oiseaux aux humains, mais il est hautement pathogène chez les volailles domestiques dont il détruit le système digestif – et non le système respiratoire comme le virus de la grippe chez les humains.

Il déclenche une épizootie, une maladie frappant une espèce animale dans une aire déterminée – et non une épidémie, terme réservé à l’espèce humaine.

Mais les autorités sanitaires redoutent qu’il ne se croise avec le H5N1, transmissible aux hommes. Ce virus de grippe, identifié pour la première fois à Hong Kong en 1997, a infecté les élevages de volaille de l’Est de la France entre 2005 et 2007.

Il fut à nouveau identifié dans le Sud-Ouest en décembre 2015.

Les zoonoses, franchissement des barrières entre espèces

Le H5N1 cause une zoonose, c’est-à-dire qu’il se transmet d’une espèce animale à l’homme après avoir généralement circulé dans une espèce-réservoir de façon pas ou peu symptomatique. Le H5N1 se transmet directement des oiseaux aux humains, sans passer par le porc qui en atténuerait la létalité, comme on l’a vu lors de la pandémie de grippe A H1N1 de 2009 – qui causa moins de décès que la catastrophe annoncée.

Du fait de l’écart entre les espèces-hôtes qu’il traverse, le H5N1 suscite chez les humains des réactions inflammatoires aiguës, tuant les deux tiers des personnes qu’il infecte.

La capacité des virus de grippe à muter et franchir les barrières entre espèces est connue depuis les années 1960. Elle a conduit l’Organisation mondiale de la santé (OMS) à classer ces virus en fonction des protéines situées à sa surface, qui commandent l’entrée et la sortie des virus dans les cellules attaquées : l’hémaglutinine (H) et la neuraminidase (N). Mais c’est seulement depuis l’émergence du virus H5N1 en 1997 que de coûteuses mesures de précaution ont été imposées aux éleveurs par les autorités de santé à travers le monde. Depuis, des milliards de volailles ont été abattues, alors que le virus H5N1 a tué environ 500 personnes.

Les autorités sanitaires chinoises procèdent à une enquête durant la grippe H7N9 en 2014. Dongguan, province de Guangdong.
Shuqing Zhao/CDC Global/Flickr, CC BY-SA

Combien d’animaux est-il tolérable d’abattre pour protéger les populations contre un virus potentiellement pandémique ? Cette question ne peut pas être gérée seulement par les autorités en charge de la santé humaine, qui tendent nécessairement à maximiser le risque. Dans leur balance, la valeur d’une vie aviaire pèse peu, comparée au caractère inestimable d’une vie humaine.

Ce sont les autorités françaises en charge de l’agriculture qui, depuis les années 1960, gèrent les abattages massifs de volailles. L’intensification de l’élevage industriel a en effet augmenté de façon exponentielle les risques de maladies infectieuses, du fait de la proximité des animaux élevés sur de petites surfaces et de la perte de diversité génétique. Ainsi, en 1983, lorsqu’un virus H5N2 hautement pathogène pour les volailles – mais non transmissible aux humains – fut découvert en Pennsylvanie, le département de l’Agriculture des États-Unis ordonna l’abattage de 17 millions de volailles.

Les zoonoses, passages du sauvage au domestique

Que signifient ces mesures de précaution pour les éleveurs ? Les compensations financières pour les abattages n’atteignent jamais la valeur marchande réelle des animaux détruits – surtout quand, comme c’est le cas cet hiver, les volailles concernées sont élevées pour la production de foie gras, un produit à forte valeur ajoutée. Mais il faut également prendre en compte l’impact psychologique de ces mesures. Non seulement elles affectent la réputation d’un élevage particulier ou d’une filière – les États-Unis sont aussi prompts à dénoncer la filière du foie gras que le voisin d’un éleveur à critiquer son manque de transparence et de propreté – mais elles détruisent l’investissement affectif d’un éleveur dans le soin et la conservation d’un patrimoine.

Elevage de volailles à Hautefeuille (Seine-et-Marne), début XXᵉ siècle.
CM

Les volailles font en effet l’objet d’un travail quotidien de sélection, de nourrissage et de surveillance. Et si on ne peut invoquer pour des éleveurs de canard pratiquant le gavage le même niveau de compassion que celui qu’on a pu observer en France lors de l’abattage des bovins soupçonnés de transmettre l’encéphalopathie spongiforme (ou « maladie de la vache folle »), on peut bien parler d’un attachement des éleveurs aux volailles qu’ils ont domestiquées, c’est-à-dire, au sens étymologique, introduites dans leur « maison » (domus).

À travers un projet portant sur les représentations sociales des agents pathogènes inter-espèces, j’ai étudié avec une équipe d’anthropologues comment les éleveurs gèrent les zoonoses dans d’autres contextes que celui de la France ou de l’Europe. En fonction des différentes formes que prend l’attachement des éleveurs aux animaux domestiques, ceux-ci perçoivent de façon variable les risques d’infection provenant de l’espace sauvage.

Les zoonoses résultent du passage d’un agent pathogène du sauvage au domestique. Or la frontière entre les deux n’est pas immuable : elle est un seuil que les sociétés tracent différemment selon leurs relations aux animaux.

Ainsi au Laos, les propriétaires et cornacs d’éléphants ne les perçoivent pas comme des animaux sauvages mais comme des compagnons qu’ils accueillent dans leur maison et dont ils prennent soin en invoquant leurs « esprits ». Ils travaillent de manière saisonnière avec leurs éléphants pour ramasser du bois dans la forêt ou dans des parcs. En 2012, des cas de tuberculose ont été découverts sur des éléphants, avec le risque qu’ils transmettent la maladie aux touristes juchés, le temps d’une promenade, sur cet animal emblématique de l’espace sauvage.

Au Laos, les cornacs entretiennent une relation particulière avec l’éléphant, perçu comme un animal non pas sauvage mais domestique.
Sophie47, CC BY-NC

Les propriétaires d’éléphants évitent de parler aux touristes de ce risque de transmission. Non seulement parce qu’ils craignent que ceux-ci ne fuient une activité lucrative pour eux, mais aussi parce que le bacille de la tuberculose ne fait pas partie des « esprits » qu’ils ont l’habitude d’invoquer lorsqu’ils soignent leurs éléphants.

De même en Australie, la chauve-souris n’est pas perçue par les Aborigènes comme un animal sauvage vivant hors de l’espace humain. Elle est un totem avec lequel certains groupes entretiennent des relations d’ancestralité, tandis que d’autres peuvent la manger pour ses vertus thérapeutiques, ce qui explique sa présence dans de nombreuses représentations autochtones. Les chauves-souris, du fait de la très grande diversité de leurs sous-espèces et de leur proximité dans les grottes ou les arbres, sont pourtant soupçonnées d’être un réservoir pour de nombreuses zoonoses telles Ebola, Hendra, Nipah ou SRAS.

La Mongolie est un cas intéressant pour cette étude parce que la plus grande partie de son économie vient de l’élevage de bétail : bovins, ovins, chameaux, chevaux.

Une éleveuse mongole trait une jument.
JeanneMenjoulet&Cie/Flickr, CC BY-SA

L’ouverture récente du pays aux flux internationaux l’a exposé à un plus grand nombre de foyers de zoonoses et d’épizooties qu’auparavant : brucellose, anthrax, fièvre aphteuse. Les éleveurs se protègent de ces maladies et en protègent leurs animaux en combinant la vaccination avec des techniques plus traditionnelles issues du chamanisme et du bouddhisme. Le gouvernement mongol a ordonné ces dernières décennies l’abattage massif de gazelles vivant aux frontières avec la Chine et la Russie, dans le but de limiter la transmission d’agents pathogènes au bétail. Mais il tente à présent de valoriser le savoir des pasteurs nomades, en partenariat avec l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE) qui voudrait faire classer ce savoir pastoral comme patrimoine universel.

Les leçons du Laos, de l’Australie et de la Mongolie pourraient être appliquées en France. La lassitude des éleveurs français devant appliquer des mesures de précaution qu’ils ont du mal à comprendre est analogue à celle qu’expriment les policiers lorsqu’ils doivent suivre les consignes de lutte contre le terrorisme qui ne cessent de se renforcer.

L’État pourrait au contraire valoriser le savoir des éleveurs non seulement en promouvant le label « foie gras du Sud-Ouest » pour l’exportation, mais surtout en rendant visibles les pratiques traditionnelles par lesquelles ils prennent soin des animaux que nous mangeons et la veille qu’ils exercent au bénéfice de la santé publique.


Pour découvrir les travaux de Frédéric Keck et de son équipe : Fonds Axa pour la recherche.

The Conversation

Fréderic Keck, Chargé de recherche, Laboratoire d’anthropologie sociale, Collège de France – PSL

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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