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Yahoo, HP, Areva… Ces dirigeantes qui « plantent » leur entreprise. La pente est-elle savonnée ?

Séverine Le Loarne, Grenoble École de Management (GEM)

Marissa-Mayer
Marissa Mayer a essayé de sauver Yahoo (commons.wikimedia.org)

Ca y est, Yahoo vient de céder son cœur de métier à Verizon pour 4,8 milliards de dollars. C’est peu… très peu… Microsoft en proposait 47 en 2008. Mais à l’époque, le pionnier de l’Internet de la Silicon Valley allait à peu près bien et on était en pleine bulle spéculative sur les valeurs numériques.

Le moteur de recherche de Yahoo commençait certes à être sérieusement détrôné par celui de Google, son modèle économique fondé sur les recettes publicitaires (son cœur de métier) commençait à s’effriter, mais l’OPA hostile s’était soldée par un partenariat amical entre Microsoft et Yahoo, lequel a d’ailleurs plus ou moins bien fonctionné.

Carol Bartz (Yahoo).

À l’époque, la dirigeante, Carol Bartz avait été débarquée avec pertes et fracas pour cette manœuvre stratégique qui avait pourtant permis le maintien de l’indépendance de Yahoo. Une indépendance qui a coûté cher car l’entreprise ne s’est jamais vraiment relevée de cette mauvaise passe et, arrivée des réseaux sociaux Facebook ou autres Twitter aidant, a enchaîné pertes sur pertes. L’arrivée de Marissa Mayer a permis de donner le change au début, mais rien n’y a fait…

Fin temporaire de l’histoire qui va vraisemblablement se solder par la fin de la marque Yahoo et, après AOL, probablement une belle destruction de valeur économique 20 ans à peine après la révolution industrielle du numérique.

Un triste épisode avec des précédents

Carly S Fiorina.

Cet épisode de la vie économique, peut être triste, en rappelle d’autres où des femmes étaient aux manettes. Ainsi de la difficile fusion HP – Compacq menée par Carly Fiorina qui va très largement fragiliser le groupe pourtant florissant entraînant derrière lui la mort de la marque leader du PC portable… et quelques décennies plus tard, après moult tentatives de redressement, la scission de HP en deux entreprises presque indépendantes, mais dont l’une des entités est dirigée par Meg Whitman, une femme.

Parmi les exemples à forte notoriété, le monde économique français n’est pas en reste et nos regards peuvent se tourner vers Areva, dirigé dans un premier temps avec brio par Anne Lauvergeon puis, suite à une erreur stratégique et à des investissements qui font encore polémiques, mais – et là, une chose est sûre, n’ont pas été du tout rentables pour l’entreprise, a entraîné le géant du nucléaire dans des pertes abyssales.

Qui a dit que les femmes conduisent des stratégies moins risquées que les hommes ?

Forcément, ce type de constat n’arrange pas les mouvements et organismes qui promeuvent la place des femmes dans le monde économique. Pour autant, plutôt que de le passer sous silence ou d’édulcorer les aspects négatifs de leurs bilans, les cas de ces femmes sont éminemment intéressants à étudier. Ils permettent justement de pointer du doigt non seulement les failles d’un système économique, mais aussi le caractère misogyne très subtil qui est à l’œuvre : autant de signes importants à connaître pour mieux les combattre !

En premier lieu, que reproche-t-on à ces femmes ? Des choix de développement stratégique audacieux et in fine risqués : de nombreuses acquisitions pour améliorer le contenu de service chez Yahoo dans le cas de Marissa Mayer. Ou la stratégie de convergence technologique destinée à créer un univers « PC, imprimantes et autres accessoires » pour Carly Fiorina sans parler des investissements de Anne Lauvergeon dans UraMin.

Les promoteurs de l’idéologie selon laquelle les femmes n’aiment pas le risque en sont pour leur grade. Les acquisitions multiples pour créer des services à plus forte valeur ajoutée apparaissent être la stratégie qui porte le moins ses fruits. Paradoxalement, on constatera que cette stratégie n’est pas la marque de fabrique de ces femmes : Michel Bon (Orange) ou Jean-Marie Messier (Vivendi) ont pu en expérimenter, dans des contextes plus ou moins analogues, les conséquences : un fort endettement qui ne se solde pas nécessairement par une hausse du chiffre d’affaires !

L’erreur de croire qu’une stratégie est genrée

Au-delà de la simple présence de ces femmes au pouvoir, le choix stratégique pose question. Pourquoi ces femmes ont-elles été conduites à opérer une erreur stratégique ?

Ces femmes seraient meilleures stratèges lorsque l’entreprise est en phase de croissance, lorsqu’il faut tenir les rênes d’une activité économique qui a de l’allant, mais qui ne doit pas s’emballer pour autant, lorsqu’il faut faire preuve de créativité : Marissa Mayer tout comme Carly Fiorina ont respectivement excellé dans la construction des activités cartes de Google et télécom de Lucent. De même, les débuts d’Anne Lauvergon lors de la création d’Areva sont jugés très bons.

En revanche, elles sont mal à l’aise lorsqu’il s’agit de gérer le délicat virage soit de la maturité de l’entreprise sur un secteur lui aussi devenu archi-mature – le cas de HP ou celui plus délicat d’Areva – ou lorsque l’entreprise s’est déjà engagée dans une pente délicate. Au-delà du sexe du dirigeant, il y aurait peut-être une erreur de casting : gérer la croissance d’une entreprise sur une activité en croissance ou gérer une entreprise en difficulté, c’est comme si on demandait à un pilote de Formule 1 de se mettre au quad ! De même, au regard de leurs expériences de direction passées, pourquoi ces femmes ont-elles été appelées ou maintenues au pouvoir ?

Ces femmes, victimes à leur manière du star-system économique qui lui est bien genré ?

Rappelons qu’être dirigeant dans la grande entreprise, modélisée dans Le nouvel état industriel par J.K. Galbraith en 1968, ne signifie pas vraiment décider ou élaborer une stratégie, mais incarner une stratégie communément élaborée avec d’autres : les conseils d’administration, les actionnaires, les consultants… Autant d’acteurs plus ou moins proches et aux visions plus ou moins divergentes, changeantes et contradictoires.

Pourquoi ces femmes, qui n’ont jamais dirigé dans des contextes d’entreprises en phase de maturité ou de déclin potentiel, sont-elles alors nommées ? Nous supposons que ces nominations reposent sur la confiance, certes en leur professionnalisme et en leurs compétences. Mais elles s’appuient également sur la croyance commune qu’une femme, lorsque la situation est délicate, sera « douce », « diplomate », autant de qualités que l’humanité tout entière, et ce depuis des millénaires attribuent au féminin.

C’est oublier que derrière la femme, il y a un être humain, certes sexé, mais qui a une éducation (la même que n’importe quel grand dirigeant : MIT ou Harvard aux USA, Normale Sup et Mines en France pour les cas qui nous concernent), un réseau (à ce stade de direction d’entreprises, la distinction entre les réseaux de dirigeantes et de dirigeants ne se fait pas), etc. Le comportement est donc loin d’être influencé par les hormones ou la physiologie, mais surtout par l’expérience.

En mai 2012 Anne Lauvergeon dénonce la main mise d’un clan à la tête de l’Etat.

Or, cette donne, pourtant si simple, les actionnaires qui nomment ces femmes et les parties prenantes qui les adoubent ont tendance à l’oublier ou à ne pas en tenir compte. Pour tenir tête à des détenteurs de visions d’entreprise contradictoires, et se forger des convictions fortes, on attend d’elles qu’elles se comportent « comme des femmes » en faisant preuve de diplomatie, de tact, etc. pour mieux gérer des tournants décisifs pour ces organisations.

En même temps, on attend d’elles qu’elles fassent preuve de leurs capacités de pensées divergentes ou de créativité, capacités hautement louées lors de la nomination de Marissa Mayer mais aussi attestées par bon nombre de recherches sur l’impact des femmes dans les boards exécutifs.

Pas facile, cependant, de faire valoir une pensée divergente dans un monde économique emprunt de mimétisme, alors que l’on a acquis à l’école de réflexe qui invitent à ce mimétisme. Les quelques femmes qui parviennent à conserver ces qualités doivent aussi faire preuve de détermination si elles veulent voir leur idée créative adoptée. Or, qui dit détermination, dit aussi comportement considéré comme « masculin »…

Rajoutez à cette difficulté les médias qui concentrent toute leur attention sur les actions de ces femmes, rares mulier economicus avec un regard aussi genré, emprunt de commentaires sur le physique de la dirigeante, sur le fait que la dirigeante est une femme, mais aussi mère de famille… Tous les ingrédients sont là pour créer une pente glissante pour ces quelques femmes dirigeantes. Comment éviter cela dans le futur ? Tout simplement nommer ces femmes dans leurs activités en croissance. Là, elles excelleront !

The Conversation

Séverine Le Loarne, Professeur Management de l’Innovation & Management Stratégique, Grenoble École de Management (GEM)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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