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Quatre séances de dégustation économique du vin

François Lévêque, Mines ParisTech – PSL

Capture.JPG vinLe vin n’est pas un produit tout à fait comme un autre. Normalement, il n’a ni le goût de coca, ni celui du vinaigre. Sur le plan économique, il est aussi assez original. Au point qu’il existe une revue savante américaine d’économie qui lui est entièrement consacrée. Le vin n’est pas un produit ordinaire pour les consommateurs, car sa qualité ne se découvre qu’après l’achat et parce qu’après l’avoir bu, beaucoup croiront qu’il est bon simplement parce qu’on le leur a dit. De plus, les grands vins sont des produits de luxe comme les bijoux ou les sacs à main. Ces traits particuliers conduisent à une concurrence qui ne s’exerce pas tout à fait comme ailleurs. Dégustons ensemble, voulez-vous, quelques bouteilles d’économie.

Séance 1 : L’économie ordinaire du vin ordinaire

Il convient de débuter ces séances de dégustation par le rouge qui tache et le blanc qui pique. Cela fera mieux apparaître l’originalité économique des autres vins.

Le vin à trois euros la bouteille ressemble à beaucoup d’autres produits ordinaires de supermarché. La différenciation est peu marquée. Elle porte sur la couleur, le cépage, l’origine nationale, et le nom, à l’instar du Vieux Papes, rouge, mélange de Merlot et de Syrah de vignes de France. Ces vins sont standardisés, leur goût est constant et sans surprise ; ils sont produits, marquetés et distribués à grande échelle. En tendance, leur consommation diminue dans les pays de tradition viticole que ce soit en France, en Italie ou en Espagne. Elle augmente en revanche dans les pays où le vin était peu présent sur les tables.

Dans la catégorie des vins d’entrée de gamme, le Nouveau Monde a tiré son épingle du jeu. L’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Chili, et la Californie ont pu s’appuyer et développer un avantage comparatif. Disposant de vastes surfaces cultivables et de conditions climatiques favorables à de hauts rendements de la vigne, ces régions ont su industrialiser la production viticole et vinicole. Elles sont devenues de grands exportateurs du commerce mondial du vin.

En 1817, pour illustrer sa théorie des avantages comparatifs, David Ricardo montrait que l’Angleterre avait intérêt à se spécialiser dans la production de drap et le Portugal dans celle de vin. De nos jours, il choisirait l’Australie dont le Royaume-Uni est un des premiers débouchés de sa production vinicole. Un pays a en revanche perdu son avantage, l’Algérie, premier exportateur mondial au milieu du siècle dernier. Les figures ci-dessous qui représentent les exportations de vin par anamorphose illustrent cartographiquement cette chute ainsi que la montée en puissance du Nouveau Monde.

Anamorphoses des exportations de vin dans les années 1970 et en 2006 (Source : Raphaël Schirmer, 2012).

Sur un plan moins macroscopique, un petit nombre d’entreprises domine le marché du vin ordinaire. Cela ne se voit pas, car elles détiennent un portefeuille de marques bien épais. Saviez-vous que trois entreprises seulement, Gallo, Wine Group et Constellation se partagent la moitié du marché des États-Unis, premier pays consommateur et quatrième producteur mondial/state-of-industry-wine-report-2016.pdf) ? La concurrence porte sur les coûts, ce qui se traduit par la recherche et l’exploitation d’économies d’échelle à tous les niveaux de la chaîne (gestion des propriétés viticoles, achat de raisin et d’hectolitres de vin en gros, logistique, etc.), sur un peu de différenciation (voir plus haut) et sur un peu d’innovation-produit (emballage en carton Tétra-Pack, élevage avec des copeaux de chêne, vins aromatisés à la pêche ou au pamplemousse).

Phénomène classique, on observe une montée en gamme. Constellation, par exemple, a racheté Mondavi, grande entreprise viticole et vinicole californienne qui produit notamment Opus One, un vin de la Napa Valley qui atteint 100 dollars la bouteille. Peu différencié, s’adressant à une clientèle à faible revenu, le vin ordinaire est associé à des marges faibles, moins attirantes que celles du moyen et haut de gamme. Fortement concurrencée par les importations d’Australie ou du Chili sur le vin ordinaire, la Californie réalise désormais la moitié de ses ventes de vin à plus de 10 dollars la bouteille.

Pour conclure cette première séance, rétablissons une injustice. L’industrialisation réalisée par les grandes entreprises du vin a réduit les coûts mais a aussi amélioré la qualité. De nombreux vins d’entrée de gamme d’aujourd’hui ne méritent pas le la qualification infamante que j’ai utilisée de rouge qui tache et de blanc qui pique.

Vignoble Hunter Valley, Australie.
leGuik/Flickr, CC BY

Séance 2 : Le prix indique-t-il la qualité du vin ?

Le vin est un bien d’expérience, concept économique qui désigne les produits dont la qualité ne peut être appréciée par le consommateur qu’après l’achat. Dans un article célèbre, George Akerlof, lauréat du prix Nobel d’économie de 2001, a montré que le marché concurrentiel n’est pas efficace lorsque les acheteurs connaissent moins bien les caractéristiques des biens que les vendeurs. Les mauvais produits chassent les bons. Dans son exemple célèbre des voitures d’occasion, le consommateur ne sait pas s’il a affaire à un vendeur de bonne foi ou à un vendeur qui ment, à une voiture en bon état ou à un rossignol. Du coup, le consommateur n’accepte pas de payer le prix des véhicules en bon état. Ne pouvant alors les vendre à leur valeur, les propriétaires de bons véhicules se retirent du marché.

Le recours aux experts fait partie des solutions permettant de réduire l’étendue du problème. Pour éviter d’acheter de la piquette à prix fort et s’assurer que le vin aura la qualité que vous recherchez faites confiance aux œnologues, aux guides du vin ou à votre caviste (ici mes cavistes parisiens préférés). Il n’en manque pas.

Mais les experts qui notent et classent les vins en aveugle sont-ils fiables ? Plutôt oui si on garde en tête que vin est un produit infiniment complexe. Il contient des dizaines d’acides, d’esters, d’aldéhydes et de sucres, sans compter les éléments minéraux et autres oligo-éléments. Sa dégustation n’est pas une science exacte. Les experts manquent parfois de cohérence dans leur jugement. Ils peuvent donner des notes différentes au même flacon et être piégés (à l’instar d’étudiants de la Faculté d’œnologie de Bordeaux qui ont trouvé des notes de fruits rouges à des vins blancs colorés).

Les experts sont-ils crédibles ? Plutôt oui aussi. Par exemple, le Wine Spectator, magazine consacré au vin le plus lu au monde, n’attribue pas de notes plus élevées aux vins dont les publicités paraissent dans ses numéros.

Statistiquement, on observe que les experts accordent une note d’autant plus haute que le prix du vin – qui leur est caché – est élevé. Pour un vin dix fois plus cher, les connaisseurs attribuent une note de sept points de plus (sur une échelle de 0 à 100). Cette relation étant statistique, il est facile de trouver des contre-exemples. Le Jugement de Paris est l’un des plus fameux.

À l’occasion du bicentenaire de l’Indépendance des États-Unis, onze grands connaisseurs sont réunis pour une dégustation à l’aveugle de vins de Californie, de Bourgogne et de Bordeaux). À leur propre surprise, les premiers sortent bien classés. La meilleure note en blanc comme en rouge est attribuée à un vin américain. Parmi les quatre « meilleures » bouteilles de Chardonnay, trois sont d’origine californienne. Les écarts de prix sont pourtant de plus d’un à cinq. Dans les tests à l’aveugle, les néophytes sont, quant à eux, insensibles au prix. Il semblerait même qu’ils accordent de meilleures notes aux vins moins chers.

Caviste.
Herry Lawford/Flickr, CC BY

Séance 3 : Pourquoi le prix du vin influence-t-il notre satisfaction ?

Dans la vraie vie, comme on dit aujourd’hui, nous ne buvons pas le vin en aveugle. Le prix exerce alors une influence a priori surprenante. Mis sans le savoir en présence de deux vins strictement identiques mais dont le prix affiché devant ses yeux diffère, le consommateur préfère le plus cher. Préférence observée par le jugement qu’il rapporte à l’expérimentateur et par les images de son cerveau révélées par résonance magnétique. N’hésitez donc pas à dire à vos convives que le vin que vous leur offrez est cher. Ils en retireront un plus grand plaisir !

La corrélation entre le prix et la satisfaction peut s’expliquer de deux façons.

En premier lieu, le vin, ou plus précisément ici le vin fin, est un bien de luxe. Il confère une distinction sociale à celui qui l’achète et le consomme. Ce snobisme induit des propriétés économiques très particulières. Contrairement aux biens courants, la demande augmente lorsque le prix augmente – car le bien devient plus désirable –, et elle augmente plus que proportionnellement avec le revenu – ce qui explique pourquoi les milliardaires s’arrachent les flacons de Romanée Conti et de Château Latour à des prix stratosphériques. Le vin fin rejoint ainsi les voitures, bijoux et sacs à main de luxe. Il appartient à la catégorie des biens dits de Veblen, un concept forgé pour décrire leurs deux bizarreries microéconomiques et en référence à l’économiste américain auteur en 1899 de La théorie de la classe oisive.

En second lieu, les consommateurs associent en général qualité plus élevée et prix plus élevé. C’est une règle pragmatique bien commode pour évaluer les caractéristiques des biens d’expérience. En d’autres termes, le prix signale la qualité. L’intuition sous-jacente est que le bien au prix plus élevé est plus coûteux à produire et que le bien plus coûteux à produire est de meilleure qualité.

Quel prix ?
Nicole Rugman/Flickr, CC BY

Mais si le consommateur connaît la théorie économique, il sait que certains vendeurs vont augmenter leur prix pour faire passer leur rossignol pour un bien supérieur. De son côté si le vendeur connaît aussi la théorie économique, il sait aussi qu’il doit crédibiliser son signal prix. Faire savoir que chaque grappe est cueillie à sa maturité, que le cheval de labour est préféré au tracteur, ou que l’hélicoptère est passé pour sécher la vigne avant la récolte (étrange pratique, mais citée) est une façon de crédibiliser ce signal. Les producteurs à bas coûts qui tricheraient ne peuvent pas suivre les bons producteurs sur ce terrain.

En conclusion de cette séance et de la précédente, retenez que les consommateurs peuvent avoir intérêt à suivre l’avis des experts même s’ils ne partagent pas leurs préférences. En aveugle les experts distinguent les vins plus chers et de visu les consommateurs les préfèrent également. Retenez aussi que le prix pour les biens d’expérience ne signale pas seulement l’état de la concurrence, mais informe aussi sur la qualité du produit.

Bouteilles pour dégustation à l’aveugle.
Blaye Côtes de Bordeaux/Flickr, CC BY-SA

Séance 4 : La concurrence par terroir et par la fraude

Terminons cette dégustation économique du vin par deux sujets polémiques.

Le prix n’est pas le seul élément qui signale la qualité au consommateur cherchant à acquérir une bonne bouteille. L’étiquette indique souvent une provenance géographique locale précise, vin bénéficiant d’une appellation d’origine contrôlée ou issu d’un clos ou d’un château prestigieux. Les classements en crus des grands Bordeaux de 1855 et en climats des grands Bourgognes sont deux exemples bien connus de cette labellisation des terroirs.

L’indication géographique est à la fois favorable et défavorable au consommateur. D’un côté, elle contribue à réduire le problème des-mauvais-produits-chassant-les-bons formulé par Akerlof. D’un autre, elle limite la concurrence. Elle élève une barrière à l’entrée puisque les vignerons dont les parcelles sont en dehors de la zone ne peuvent y prétendre. C’est ainsi que Philippe de Rothschild, propriétaire de Mouton, a bataillé plusieurs dizaines d’années avant d’obtenir son reclassement de second à premier cru des vins de Bordeaux.

Aux yeux de la plupart des vignerons du Nouveau Monde, le terroir serait un prétexte protectionniste barrant la route à la reconnaissance de leurs meilleurs vins et de leurs efforts en matière de vinification. Bref, sus aux rentiers et aux tenants de la qualité du grand vin fondée sur les caractéristiques pédologiques et microclimatiques des parcelles où pousse la vigne, plutôt que sur le cépage et les techniques d’élevage.

Déguster un terroir…
Patrick Gaudin/Flickr, CC BY

Le Jugement de Paris et les dégustations à l’aveugle de vins californiens et de l’Ancien Monde qui s’en sont ensuite inspirées apportent de l’eau à leur moulin. En revanche, les travaux d’économétrie qui se sont penchés sur le lien entre la qualité du vin et le terroir ne semblent pas conclusifs. Un article sur le Haut-Médoc montre par exemple que la qualité ne dépend pas du terroir mais des techniques employées, tandis qu’un autretexte lien sur la vallée de la Moselle observe que les conditions physiques des propriétés (radiation solaire, pente, altitude) sont un déterminant important de la qualité des vins. La querelle n’est pas tranchée.

D’une certaine façon peu importe, car l’indication d’un terroir prestigieux a le même effet qu’un prix élevé, il élève la satisfaction du consommateur.

Bien d’expérience et de luxe, les grands vins sont en proie à la contrefaçon. Le millésime 1945 de la Romanée Conti a donné deux tonneaux. Au cours des 25 dernières années l’équivalent d’une dizaine de tonneaux a pourtant été vendu ! Selon une estimation, 5 % des vins vendus aux enchères seraient des faux. L’incitation à la fraude des grands crus est d’autant plus forte qu’outre son gain élevé, la contrefaçon est facile et sa détection difficile. Collez une étiquette de Château Lafite 1982, un millésime exceptionnel, sur un Château Lafite 1975, une piètre année, ou bien remplissez la bouteille vide récupérée d’un grand cru par un vin plus ordinaire et rescellez-le, et le tour est joué. Les chances d’être attrapé sont faibles.

De nombreux collectionneurs ne boivent pas les vins qu’ils achètent. Et s’ils sont bus, la qualité des vieux vins étant très variable d’une bouteille à l’autre, il est difficile de juger si c’est le vin d’origine. Par ailleurs, les années anciennes les plus difficiles à trouver sur le marché sont paradoxalement des millésimes médiocres. En effet, historiquement les mauvaises années sont bues plus jeunes que les très bonnes donc elles sont plus rares dans les caves quelques décennies plus tard. Elles sont aussi les plus recherchées des collectionneurs de verticales, c’est-à-dire de tous les millésimes d’un même grand cru. Dans ce cas très particulier, le prix élevé est synonyme de moins bonne qualité !

La prochaine rencontre internationale de l’Association américaine des économistes du vin se tiendra cette année à Bordeaux du 21 au 25 juin prochain. Deux jours de conférence académique, clôturés par un feu d’artifice Place de La Bourse et suivis le lendemain par des visites de grands crus classés. Dommage, les inscriptions sont déjà closes.

The Conversation

François Lévêque, Professeur d’économie, Mines ParisTech – PSL

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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