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80 km/h : pourquoi tant de haine ?

Fabrice Hamelin, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

Le 1er juillet prochain, les vitesses autorisées de circulation seront abaissées de 90 à 80 km/h sur 400 000 km de routes bidirectionnelles dépourvues de séparateur central.

Depuis l’annonce, le 9 janvier 2018, de l’abaissement de la vitesse par le premier ministre, la controverse s’est installée dans les réseaux sociaux, les médias et le débat public. Elle n’a guère baissé d’intensité tout au long du semestre qui sépare la décision de sa mise en œuvre. Au lendemain même de la publication du décret, des élus et des associations ont saisi le Conseil d’État pour demander son annulation pour « excès de pouvoir » ! Face à cette mobilisation et l’opposition de l’opinion publique, les médias vont même faire d’Édouard Philippe une figure du courage en politique, là où il faudrait sans doute davantage valoriser la méthode et le travail en politique !

Une large coalition hostile à la mesure

Bien entendu, l’histoire de la politique de sécurité routière montre que la grogne a, le plus souvent, accompagné l’introduction de nouvelles mesures. Le gouvernement en a fait un élément fort de sa campagne médiatique et de son argumentaire. Les modalités de contestation de la mesure lors de cette séquence sont d’ailleurs sans surprise.

Les opposants contestent l’efficacité supposée de la mesure, dénoncent l’injustice qu’elle véhicule et la légitimité de ceux qui ont pris la décision et la soutiennent. Rien de très innovant ici ! L’agrégation des acteurs engagés dans la controverse n’offre pas non plus de vraies surprises. On y retrouve les parties prenantes traditionnelles de la politique de sécurité routière.

D’un côté, le gouvernement peut compter sur le soutien explicite d’associations de victimes (la Ligue contre la Violence routière, en particulier) et d’experts en sécurité routière : les délégués interministériels successifs, des médecins et des chercheurs spécialisés ont signé des tribunes dans la presse en faveur de la mesure. Ils publient également des travaux innovants, à l’image de l’étude de Claude Got dans le JDD du 17 juin 2018.

De l’autre côté, le groupe des opposants rassemble des associations d’usagers de la route (les motards en colère de la FFMC, 40 millions d’automobilistes), des partis politiques d’opposition, des élus locaux de tous bords et des parlementaires. Un rapport sénatorial est rendu public au printemps et remis au premier ministre quelques jours avant la publication du décret.

Enfin, l’opinion publique, telle qu’elle est construite par les instituts de sondages et telle qu’elle s’exprime dans les réseaux sociaux peut être intégrée dans cette large coalition hostile à la mesure.

Un sentiment d’infantilisation bien réel

La passion française pour l’automobile, le plus souvent associée à la liberté et à la virilité, ne peut être seule invoquée pour interroger cette hostilité.

Certes, les Français au volant reconnaissent, sans complexe, avoir l’insulte et même le coup de poing faciles, mais cette passion est à relativiser aujourd’hui au regard des manifestations de désamour à l’égard de l’automobile qui se sont développées depuis quelques décennies déjà. De plus, l’insécurité routière n’est plus tolérée et regardée par les Français comme une fatalité. Il n’y a plus de « banal accident de la route ».

Pour autant, il ne faut pas nier le rôle de l’émotion en politique. Cela peut expliquer certaines formes de radicalisation des discours et des prises de parole sans retenue sur les réseaux sociaux comme sur les plateaux télévisés. L’exaspération est tout à fait réelle chez des usagers de la route. Les amendes existent. Elles ont un coût et parfois relativement élevé selon le groupe social d’appartenance.

Un sentiment d’infantilisation peut aussi être ressenti suite à l’accumulation de mesures jugées contraignantes. Il peut être vécu comme une négation de la responsabilité du conducteur et de sa capacité à évaluer le risque pris au volant.

Une inégale exposition aux dangers de la vie

On peut y ajouter le sentiment d’un traitement inégalitaire. Il s’est incarné ici dans toute une série d’accusations : élitisme, parisianisme, mépris du monde rural, mépris des élus… Des automobilistes peuvent, en toute bonne foi, se sentirent victimes d’un arbitraire ou d’une stigmatisation. Ils peuvent, avec la même bonne foi, ignorer le tribut plus important que certains groupes sociaux payent à l’insécurité routière – les garçons, jeunes, moins diplômés, issus des classes populaires…

L’accident de la route résulte aussi d’une inégale exposition aux dangers de la vie. Ce sont les membres des classes moyennes et populaires qui empruntent davantage les routes secondaires, principales cibles de la mesure !

Au-delà de la passion automobile et des inégalités face à l’insécurité routière, on peut invoquer des éléments plus généraux : la méfiance à l’égard du politique, la crise de confiance dans les élites, l’opposition entre l’expérience quotidienne du conducteur et les difficultés de tous les jours sur la route. Des voies sont mal entretenues, des erreurs individuelles de conduite sont visibles, des incivilités au volant agacent.

On peut y voir aussi l’expression d’une défiance à l’égard des technologies de gouvernement des conduites, ici particulièrement frustes ( !). Au moment où les nouvelles technologies semblent dessiner l’avenir de la sécurité routière (les véhicules autonomes, les routes intelligentes et même les radars automatiques), le gouvernement propose ici de durcir la règle et de recourir à la sanction si elle n’est pas respectée.

Enfin, l’exaspération a pu être accentuée par la cacophonie qui entoure le débat, où se mêlent et se diffusent mensonges, ignorances, exemples falsifiés ou détournés.

Exaspération et frustration des groupes mobilisés contre la mesure

Au-delà des exaspérations individuelles, largement relayées par les réseaux sociaux, la surprise vient surtout de la continuité de l’hostilité et de la dureté des oppositions au sein de la société civile organisée. Cela tient à une séquence politique longue qui a permis aux deux coalitions de se mobiliser.

La coalition des opposants a entamé une mobilisation des ressources utiles à son entreprise des plus classiques – qu’il s’agisse de manifestations de motards et d’automobilistes, de la saisie de parlementaires ou même de l’offensive judiciaire lancée au lendemain de la publication du décret.

Le travail de lobbying a été mené en direction de l’opinion publique et des médias mais aussi de publics intermédiaires et plus spécialisés. Ce sont d’abord les partis politiques d’opposition. Puis, dans une démarche de dépolitisation de la controverse, les élus locaux et les parlementaires ont été mobilisés. Ce travail de mobilisation a réussi à polariser le débat public autour d’oppositions entre ruraux-urbains, parisiens-provinciaux, peuple-élite, science-expérience. Mais cette mobilisation, pourtant bien relayée par les médias, est demeurée sans effet sur la marche gouvernementale.

Un gouvernement inflexible

Il en est de même de la politisation du débat. Relais des associations et sensibilisés à l’état de l’opinion, les groupes politiques d’opposition au gouvernement s’en sont également saisi. Le Front national et les Républicains ont fait campagne sur le sujet. Ce sont des élus de l’UDI qui viennent de déposer un recours pour « excès de pouvoir ». Même le nouveau premier secrétaire du Parti socialiste, Olivier Faure, semble vouloir emboîter le pas.

Bien évidemment, on ne peut pas écarter les arrière-pensées politiques, l’espoir de gains à court terme dans l’opinion publique. Mais la longueur de la séquence fait aussi que la mesure contestée ne peut être isolée des autres réformes lancées au cours de cette première année de mandat. La sécurité routière permet aussi le détournement du débat d’autres sujets jugés politiquement plus risqués.

Des élus – parlementaires et exécutifs territoriaux – et les instances qui les représentent (AFD) se sont également saisis de la question. Là encore, ignorance, mauvaise foi, démagogie et intérêt médiatique se mêlent. Mais cela contribue à une polarisation, où tous s’opposent à moindre coût au gouvernement et au premier ministre. C’est le premier ministre qui porte la réforme et non le Président de la République. Sous la Ve République, ce n’est pas sans effet. La légitimité du premier ministre est plus fragile et cela permet aux acteurs politiques mais aussi à des ministres directement concernés – le ministre de l’Intérieur ou celui en charge des territoires, par exemple – un certain jeu avec l’exigence de solidarité gouvernementale.

Pour autant, aucune de ces mobilisations n’a infléchi la position gouvernementale. Il en est de même des arguments avancés qui s’éloignent de plus en plus des enjeux de sécurité routière, qu’il s’agisse de la dénonciation du passage en force gouvernemental, de l’impopularité de la mesure, de l’injustice qu’elle pourrait causer, de son inefficacité à venir, des différences territoriales ou encore de l’affront fait aux élus locaux. Rien de cela n’a pesé jusqu’ici !

Au contraire, cela a permis au gouvernement quelques aménagements tactiques. Les gains financiers vont être ciblés vers la prise en charge des blessés de la route ; le caractère « expérimental » de la mesure va être attesté par la clause de revoyure ; l’exigence d’amélioration des infrastructures routières portée en particulier par la FFMC est intégrée dans les réponses gouvernementales.

The ConversationLa principale cause de frustration est peut-être là. Dans l’action publique, l’activisme n’a pas pesé face aux expertises techniques et scientifiques sur lesquelles la décision a été appuyée. La coalition gouvernementale qui en a fait sa ressource principale a même pu baser l’essentiel de sa communication de crise sur des argumentaires scientifiques. Les promoteurs de la mesure, devenus les soutiens du gouvernement, peuvent ainsi revendiquer une victoire tant sur le résultat – le décret a été publié et les panneaux seront changés, les radars recalibrés – que sur la méthode. Les décisions dans le domaine de la sécurité routière ne se négocient pas. Elles se fondent et se justifient par l’expertise scientifique. Ce n’est pas un résultat qui puisse laisser indifférent les professionnels de l’action collective.

Fabrice Hamelin, Enseignant-Chercheur en science politique, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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