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Rapport d’Oxfam : donne-t-on vraiment trop aux actionnaires du CAC 40 ?

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Le quartier de la Défense à Paris héberge plusieurs entreprises du CAC 40.
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Hervé Joly, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

Lundi 14 mai, l’ONG Oxfam France et la SCIC Basic (Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne) ont publié conjointement un rapport intitulé « CAC 40 : Des profits sans partage, comment les grandes entreprises françaises alimentent la spirale des inégalités ». Largement commenté, il n’est pas exempt de faiblesses. Décryptage critique d’un rapport aux interprétations discutables.

Un biais culturel ?

Immédiatement après sa publication, le rapport d’Oxfam a reçu un écho médiatique important. Plusieurs quotidiens nationaux ont consacré leur une à ses conclusions : « Les actionnaires, enfants de plus en plus gâtés du CAC 40 » (Le Monde), « CAC 40. Toujours plus pour les actionnaires » (Libération).

Dans un débat d’éditorialistes sur RTL, même le très droitier Yvan Riouffol (Le Figaro) se disait sans voix pour défendre l’indéfendable. Seuls quelques journalistes spécialisés, généralement classés dans le camp des libéraux, comme François Lenglet (France 2) ou Dominique Seux (Les Échos), ont tenté de faire entendre une voix dissonante et de souligner certains biais du rapport.

Il faut dire que le statut d’ONG « indépendante » vaut, dans de nombreux domaines, garantie d’objectivité dans l’opinion publique. Dans le cadre d’un habile plan de communication, elles sont quelques-unes à avoir installé leur rapport annuel comme des références incontournables, à l’instar du rapport de la Cour des comptes. Il suffit de lui donner, par quelques tableaux et références, les apparences d’une étude scientifique pour que les résultats soient parfois pris pour argent comptant, sans recul critique. Il ne s’agit pas ici de nier qu’Oxfam ait fait, pour quarante entreprises du CAC 40, un réel travail de collectes de données à partir de leurs rapports annuels. Mais il est nécessaire de montrer que la méthodologie et les interprétations sont très contestables.

D’ailleurs, si nous étions dans un pays où les profits financiers n’étaient pas perçus comme indécents, le rapport d’Oxfam pourrait être considéré comme un panégyrique des dirigeants du CAC 40, en soulignant à quel point ils ont bien rémunéré leurs actionnaires… Du coup, un autre résultat du rapport, l’explosion de leurs revenus, deviendrait légitime : des dirigeants qui servent si bien leurs actionnaires méritent en effet, dans la logique capitaliste, récompense !

Mais qu’en est-il vraiment ? Les actionnaires, petits ou gros, sont-ils si bien traités ?

La « loi des trois tiers » est plus que respectée

Oxfam s’appuie sur une seule donnée, la part des bénéfices consacrés à la distribution des dividendes entre 2009 et 2016. Passons sur le fait que le pourcentage global soit parfaitement stable aux deux dates (67 %), ce qui n’est pas commenté. Ce chiffre serait déjà beaucoup trop élevé selon Oxfam, car cette distribution des dividendes se ferait aux dépens du « réinvestissement » (27,3 %) ou des « primes pour les salariés » (5,3 %). L’ancien président Sarkozy est même convoqué par de nombreux commentateurs pour rappeler que la loi des trois tiers (un tiers pour l’investissement, un tiers pour les salariés, un tiers pour les actionnaires), qu’il avait défendue, ne serait pas respectée.

C’est oublier que les investissements d’une entreprise ne se réduisent heureusement pas au réinvestissement sur les bénéfices. L’essentiel des investissements se font en amont et viennent justement d’autant, à court terme, réduire les bénéfices. Prenons le cas d’une entreprise particulièrement épinglée par Oxfam, Engie. Pour l’exercice 2016, si elle a distribué 2,4 milliards à ses actionnaires, elle affiche 7,6 milliards d’investissements bruts, dont 3,6 d’investissements de développement.

Quant aux salariés, Oxfam rappelle, juste en passant, qu’ils n’ont heureusement pas vocation à ne toucher que des revenus de participations et d’intéressements, par définition irréguliers, mais qu’ils sont d’abord et surtout rémunérés par les salaires versés, dont le montant n’est jamais rappelé pour le comparer à la rémunération des actionnaires. Pour Engie, les « charges de personnel » pour l’ensemble du groupe s’élèvent ainsi à 10,2 milliards. Qu’on se rassure, la « loi Sarkozy » est donc plus que respectée au profit des salariés et des investissements.

Une distribution de dividendes pas si exceptionnelle

Oxfam présente comme parfaitement irrationnel le fait qu’un certain nombre d’entreprises distribuent des dividendes très largement supérieurs aux bénéfices réalisés, jusqu’à 1 721 % pour ArcelorMittal en 2009 et 1 488 % pour Engie en 2016 ! Exprimé en pourcentage, le résultat paraît astronomique, mais cela veut juste dire que l’entreprise a continué de verser son dividende habituel une année où les bénéfices étaient exceptionnellement faibles. Lissé sur les huit années, le pourcentage devient beaucoup plus raisonnable, seules deux entreprises dépassant 100 %, Engie (333 %) et Veolia (112 %). Un dividende peut en effet être supérieur aux bénéfices annuels dans la mesure où il est peut-être prélevé sur les réserves.

Ainsi, pour Engie, si en 2016, le dividende représente effectivement 1 721 % du résultat net de la maison mère, Oxfam omet de préciser que celui de 2015, d’un même montant, n’en représentait que 47 %. Cette année-là, elle avait simplement préféré ne pas augmenter son dividende pour mettre plus de la moitié de ses bénéfices en réserves, ce qui lui a permis de maintenir sa distribution habituelle l’année suivante, malgré une chute des résultats. Par ailleurs, en 2016, Engie a vu son équipe dirigeante changer : Isabelle Kocher, nouvelle directrice générale du groupe, est arrivée en avril 2016. Or dans ce genre de situation, il est coutumier de ne pas afficher des résultats élevés, ce qui permet l’année suivante d’annoncer une amélioration… En 2017, année non prise en compte dans l’étude d’Oxfam, le pourcentage revient à 107 %, soit un quasi-équilibre entre dividendes et bénéfices. Oxfam oublie que le résultat affiché présente un caractère arbitraire, selon le montant, plus ou moins important, des provisions réalisées chaque année. D’une façon générale, les entreprises privilégient le versement d’un dividende régulier à leurs actionnaires.

Le montant des dividendes ne reflète pas l’état du capital

Plus gênant, pour évoquer les revenus des actionnaires, Oxfam omet de préciser que les dividendes ne s’entendent pas, comme les intérêts d’un compte sur livret, sur un portefeuille fixe, mais sur des actions dont le cours est fluctuant. Conséquence : un actionnaire peut gagner de l’argent avec les dividendes mais en perdre sur le capital.

Regardons, pour trois des entreprises les plus épinglées par Oxfam, le sort d’un modeste actionnaire qui aurait, au début de la période étudiée, placé ses économies dans une centaine d’actions. Au début 2009, il lui en aurait coûté respectivement chez ArcelorMittal, Engie et Veolia quelque 3 900, 3 500 et 2 250 euros. Mauvaise surprise, fin 2016, son capital ne serait plus que de 2 100, 1 200 et 1 600 euros. Et encore, cela pourrait être pire : au début 2009, on est à des cours bien plus bas qu’au sommet d’avant la crise de 2008.

Heureusement, entre-temps, selon Oxfam, il a été gavé de dividendes… Sauf que la somme de ceux-ci dans la même période ne représente que 286, 1 147 et 675 euros. Le bilan avant impôts (écart du cours boursier + dividendes reçus) est donc de 1 514 euros pour ArcelorMittal et 1 153 euros pour Engie : l’actionnaire a perdu un tiers de sa mise. Il n’y a que pour Veolia que les dividendes parviennent tout juste à compenser la baisse des cours, pour ne laisser qu’un gain dérisoire de 25 euros.

Si l’on raisonne seulement sur la moitié de la période, avec un même achat effectué plus prudemment au début 2013, alors que les cours sont plus bas (prix respectif de 2 800, 1 600 et 900 euros), le bilan est à peine plus favorable. La perte est réduite à 660 euros pour Arcelor, tandis que le gain est très faible pour Engie (50 euros). Seule Veolia se révèle une très bonne affaire avec un gain supérieur à la mise (993 euros), qui repose à 70 % sur la hausse des cours.

Oxfam feint donc d’oublier qu’acheter des actions reste un investissement à risque et que les dividendes doivent souvent être d’autant plus copieux lorsque les cours sont en baisse. Ce qui n’est pas toujours suffisant pour compenser la perte pour les actionnaires. Investir en bourse peut certes permettre de gagner beaucoup d’argent, mais cela peut aussi faire fondre le capital de départ. Pour un épargnant prudent, un compte d’épargne ou même une assurance vie reste un placement plus sûr. Certes, on dira que les spéculateurs habiles, qui savent investir au bon moment, s’en sortent mieux. Mais même eux ne gagnent pas à tous les coups.

The ConversationEn définitive, il est paradoxal de constater que les entreprises les plus fortement épinglées par Oxfam sont plutôt celles qui ont le plus mal servi leurs actionnaires… D’autant plus que d’autres questions se posent avec acuité, telle que celle, plus globale, de la justice sociale, ou celle, clivante, des revenus des dirigeants, qui peuvent paraître indécents… Mais ceci est une autre histoire.

Hervé Joly, Directeur de recherche histoire contemporaine, CNRS, Laboratoire Triangle, Université de Lyon, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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