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Narrations culinaires : de l’émulsion à la réalité augmentée

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Grâce à la réalité augmentée, le lecteur peut partager la passion du chef pour les plantes sauvages.
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Carole Bisenius-Penin, Université de Lorraine

Caché dans une des plus belles régions boisées du pays, le village médiéval de Bourglinster au Luxembourg séduit par son patrimoine typé et ses rochers érodés. Sauvé par l’État en 1968, le château réhabilité est devenu un site touristique comprenant un centre culturel accueillant artistes et manifestations, ainsi que deux restaurants. Au cœur de cette vallée, se cache ainsi un restaurant étoilé qui décline cuisine gastronomique et nouvelles technologies.

Un chevalier des arts et des herbes

Originaire des Ardennes belges, le chef René Mathieu, installé à la Distillerie depuis 2005, est doté d’un parcours professionnel atypique. Après un début de carrière au restaurant le Capucin Gourmand en Belgique qui lui offre sa première étoile Michelin, il prend un nouveau virage en s’installant pendant trois années dans les cuisines du Palais grand-ducal de Luxembourg au service de la famille royale, avant de tenter l’aventure sur les sentiers de Bourglinster.

Le chef est passionné par les herbes et les plantes.
M. Williquet

Difficile de classer ce petit-fils de garde-forestier, aux identités multiples (amateur de légumes, herboriste promeneur, poète cueilleur…), qui est avant tout un autodidacte passionné par les racines et les herbes qui colorent ses plats. Pour lui, sa cuisine est avant tout « émancipatrice, qui libère de la malbouffe, qui permet d’apprendre à sa guise ». Formé par l’ethnobotaniste François Couplan, spécialiste des utilisations traditionnelles des plantes sauvages et cultivées, il se donne comme cahier des charges créatif d’intégrer chaque année au moins deux nouvelles plantes dans ses recettes, tout en s’interrogeant selon lui sur « les débats actuels sur l’écologie, le climat ou l’éthique animale n’intègrent pas, dans leur périmètre, la vie des plantes elles-mêmes ».

Il ne s’agit pas d’un effet de mode autour du vegan propre à la cuisine contemporaine, mais d’une démarche, depuis longtemps soucieuse des enjeux durables, qui commence tout simplement par la découverte et la récupération dans la nature des substances nécessaires au gré de ses déambulations saisonnières. Un chef cueilleur ancré dans son territoire, mais pas seulement.

La réalité augmentée au service de la gastronomie

Des herbacées aux objets virtuels, le chef creuse depuis peu un nouveau sillon. En effet, René Mathieu a décidé de combiner de manière originale recherche gastronomique et principe de réalité augmentée pour la sortie de son ouvrage Végétal (2018).

Le terme de réalité augmentée, utilisé pour la première fois en 1992 (Tom Caudell et David Mizell) afin de désigner la superposition de matériel informatisé sur le monde réel, est une technologie qui vient enrichir la réalité en y intégrant en 2D ou en 3D des informations complémentaires via divers outils (lunettes, casque, système d’affichage tête haute, tablette, smartphone).

Comment rendre compte du processus créatif à travers un livre ?
M. Williquet

Ce dispositif présent dans de nombreux domaines d’applications (jeux vidéo, industrie, médecine, éducation…) relève d’un domaine scientifique et technique exploitant le numérique, plus particulièrement des interfaces comportementales en vue de simuler dans un monde mixte des éléments artificiels qui sont en interaction en temps réel avec l’environnement naturel par le biais de l’immersion.

Dans le domaine culturel par exemple, des applications de réalité augmentée permettent ainsi à des touristes au sein d’un musée de découvrir l’histoire du lieu et des œuvres en pointant la caméra de leur smartphone dans leur direction (Château de Chambord, Musée McCord de Montréal).

Cette interface virtuelle est donc un moyen d’incruster en direct des animations, textes, données, sons que l’utilisateur peut visionner à partir de l’écran grâce à une application.

À partir de ce même procédé, le chef a distillé dans l’ouvrage des pictogrammes qui une fois survolés et activés par l’application Admented métamorphose la page qui passe de texte à vidéo, de photo à entretien filmé et rend visible l’art culinaire, de la conception (croquis à plat) à la réalisation (mets dressés). Une entrée surprenante et ludique dans l’assiette par la mise en scène augmentée autour de cet univers végétal particulièrement esthétique qui offre l’occasion de saisir le processus créateur.

Narrations végétales et renouvellement éditorial

Célébrer la poésie de la cuisine à travers une nouvelle forme de narration.
M Williquet

À l’heure des blogs, des émissions télévisées et autres concours culinaires qui inondent les médias, faut-il considérer ce nouveau dispositif technologique comme un moyen de relancer le marché éditorial qui connaît actuellement quelques signes d’essoufflement ? Émanant en premier lieu du secteur de la littérature de jeunesse avec par exemple les éditions Nathan qui proposent des encyclopédies thématiques en 3D, via la collection « Dokeo », la réalité augmentée cherche aussi à conquérir la fiction comme en atteste l’initiative des éditions Julliard en association avec les éditions numériques L’Apprimerie qui a réalisé une version numérique enrichie du roman Les Choses de Georges Perec accessible sur tablettes et portables superposant sons, graphisme, et dispositif immersif.

Ce principe créatif du livre enrichi constitue un moyen d’expanser la narration en rajoutant une strate sensorielle complémentaire, c’est-à-dire de proposer ainsi aux lecteurs des parcours sémantiques différents en fonction de l’activation des procédés d’animation. Un art numérique et narratif pouvant rappeler la poétique de Jorge Luis Borges, qui par son jeu sur l’hypertexte dans Le Jardin aux sentiers qui bifurquent expérimente l’essence même de ce que peut être le web.

Côté cuisine, les narrations végétales de René Mathieu offrent aussi cette mise en récit expansée permettant au chef de devenir conteur, en relatant ses balades, ses rencontres, ses souvenirs qui reconfigurent sa pratique professionnelle et notre expérience de lecteur et utilisateur. Comme le rappelle R. Baroni :

« Nos identités, notre rapport au temps, à notre société ou à notre histoire, collective ou individuelle, [sont] le produit d’une forme de construction narrative ou de ce que Paul Ricœur a appelé, peut-être improprement, une “mise en intrigue” dont la fonction serait de configurer nos expériences ou les événements du passé. »

Construit autour des quatre saisons, le livre propose 48 recettes qui célèbrent les fruits, légumes, herbes et fleurs sauvages. Au gré de l’armoise, du lamier blanc ou de l’aspérule odorante, René Mathieu nous raconte l’histoire des plantes méconnues parce que « l’herbier sauvage devient gourmand » et égrène les récits culinaires sous des intitulés poétiques : « mémoire d’un goûter d’enfance », « les tubéreuses s’habillent de noir et de blanc », « le chocolat s’envoûte des parfums du jardin ». Selon lui, la cuisine est « un langage à travers lequel on peut exprimer l’harmonie, ses origines, ses souvenirs, la créativité, le bonheur, la beauté, la poésie et la complexité », un art respectueux peut-être parce qu’ en tant que chef « il faut savoir d’où l’on vient pour savoir où aller ».

The ConversationEntre nature et culture, une découverte originale alliant art gastronomique et nouvelles technologies qui relève d’une volonté de transmission et qui constitue à ce jour une première dans le monde de l’édition culinaire. En lien avec nos habitus et usages technologiques, le recours à la réalité augmentée s’avère dans ce domaine une tentative innovante qui mérite d’autres expérimentations culinaires et éditoriales.

Carole Bisenius-Penin, Maître de conférences Littérature contemporaine, CREM, Université de Lorraine

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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