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Les origines de la post-vérité chez les intellectuels français

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Qu’est-ce que « la vérité » au fond ?

Roger Pouivet, Université de Lorraine

En 2016, le terme post-truth a été déclaré « Mot de l’année » par les Dictionnaires Oxford. Contre toute attente, « post » dans « post-vérité » ne signifie pas « après ». Le préfixe (post) qualifie le concept de vérité auquel il s’applique : la vérité est une illusion, sa recherche une naïveté, son affirmation une tyrannie.

C’est la même chose quand on utilise des guillemets suggérant autre chose que ce qui est dit, voire tout le contraire. Si l’on parle de « vérité », ce ne serait justement pas de la vérité dont il s’agit. Façon de dire que la « vérité » n’est qu’un effet de pouvoir, celui du dominant (l’État, l’Église, la Science), de la presse, de la télévision, d’Internet.

La discussion du phénomène de la post-vérité prend souvent la forme d’une dénonciation des informations tronquées (on dit fake news), de l’empire des croyances (le phénomène de la rumeur, en particulier), de la politique spectacle et des grossiers mensonges des plus hauts dirigeants. Mais allons un peu au-delà de cette répétitive critique, quelque peu bien pensante finalement.

Le règne du baratineur

Dans la réflexion théorique au sujet de la post-vérité, il est souvent fait référence à un (tout petit) livre d’Harry Frankfurt, On Bullshit, traduit en français par De l’Art de dire des conneries. L’une de ses thèses principales est que le baratineur n’est pas un menteur, lequel honore la vérité en la déniant ou en la masquant.

Le baratineur en revanche clame ce qui lui procure un avantage sur la scène universitaire et intellectuelle ; et au besoin il affirme n’importe quoi, dans un langage abscons, lui assurant une certaine impunité. L’important pour lui est de s’imposer, de faire impression, de s’assurer un avantage. Il appelle volontiers à mettre en question (on dit « déconstruire ») les exigences d’objectivité et de rigueur, et il ne fait pas grand cas des vertus intellectuelles (l’honnêteté ou l’humilité intellectuelles, par exemple).

Le règne du baratin – on peut parler aussi de connerie prétentieuse – est celui de la post-vérité dans le monde intellectuel. Mais ne serait-ce pas même la source de cette post-vérité ? Ne serait-ce pas à partir du monde supposé cultivé qu’elle s’est répandue un peu partout, en particulier dans les médias et dans la politique ?

De quelques auteurs français…

Dans l’un des ouvrages récents au sujet de la post-vérité, celui de Matthew d’Ancona, Post-Truth, the New War on Truth and How to Fight Back, ce phénomène du baratin est renvoyé à des auteurs français : Michel Foucault, Jean‑François Lyotard, Jacques Derrida, Jean Baudrillard. De plus ou moins près, ils se sont inspirés de Nietzsche, ancêtre du renversement des valeurs, et officiel pourfendeur des illusions de la pensée philosophique ancienne et classique.

Nos auteurs français sont aujourd’hui étudiés dans les universités et les grandes écoles, et particulièrement recommandés à l’attention des lecteurs dans les journaux et aux auditeurs des programmes culturels des radios. Nos intellectuels sont crédités de maints exploits : le renversement du sens commun, de la sagesse reçue, mais aussi d’une critique du langage, de l’idiome visuel, de la pensée scientifique, du réel, des institutions, bref d’à peu près tout, et même de leur propre questionnement.

Avec eux, on ne s’en laisserait enfin plus compter en matière de prétendue vérité. Démasquée, elle apparaît comme une invention, un fake. La prose impénétrable à laquelle ces penseurs ont recouru parfois, si ce n’est souvent, a éloigné d’eux bien des lecteurs. Mais leurs idées, édulcorées et standardisées – on pourrait dire « sciences humanisées » – imprègnent tout un pan des sciences sociales, et autres Études culturelles, Culture et communication, Sciences politiques.

Elles ont fini par trouver enfin un large écho, un peu partout, devenant l’idéologie de la post-vérité, et une évidence pour presque tous.

Des question sur les SHS

Dans l’apparition et le développement de la post-vérité, Matthew d’Ancona accorde ainsi une responsabilité à ce que les Anglophones appellent, avec émerveillement pour certains et horreur pour d’autres, la « philosophie française contemporaine ». Est ainsi désignée la fine fleur des intellectuels français depuis les années cinquante du siècle dernier, en gros de Jean‑Paul Sartre à Alain Badiou, en passant par ceux déjà cités et quelques autres.

Sur cet humus pousseraient aussi certains rameaux des « SHS » – l’acronyme des sciences humaines et sociales, en particulier dans les milieux universitaires. Finalement la post-vérité serait devenue la chose du monde la mieux partagée dans les milieux culturels, politiques et médiatiques. (Il va de soi que tout ce qui relève des sciences humaines et sociales n’est pas concerné par cette putative origine française des SHS, ni par sa mise en question de la vérité. Ce n’est pas même toujours en France que les intellectuels français ont eu le plus de succès, comme le suggère la référence précédente au monde anglophone !)

Curieusement, la critique du phénomène des fausses informations est l’un des thèmes recommandés aujourd’hui dans les SHS. Plus de recherche à ce sujet, y compris dans les programmes subventionnés, est même présenté comme une urgence scientifique et l’étude de la formation des fausses croyances à partir d’informations tronquées est à la mode chez les sociologues. (Après tout, cet article est aussi, peut-être, un exemple de ce phénomène !)

Or, si ce que dit Matthew d’Ancona est correct, les origines du problème que les SHS prétendent examiner sont les SHS elles-mêmes ! Paradoxalement, l’idée qu’il n’y a pas de faits, seulement des interprétations et des constructions, pas de vérité, seulement des pouvoirs et des émotions, se porte encore fort bien chez ceux qui dénoncent volontiers le phénomène de la post-vérité et les illusions des croyances injustifiées.

C’est avec ce même présupposé foncièrement sceptique et relativiste, ce même soupçon à l’égard de la vérité, que les SHS se penchent sur un phénomène qu’elles ont largement contribué à produire et à imposer. Et parce qu’elles sont aujourd’hui devenues communes et conformes, la post-vérité triomphe encore un peu plus.

Pour une réflexion – vraiment – critique

La réflexion sur la post-vérité supposerait alors de s’interroger, de façon vraiment critique, sur la valeur ce qui est présenté, et de plus en plus même, comme le sommet de la pensée française contemporaine dans le seconde moitié du XXe siècle et depuis. Ce qui reviendrait à reprendre et accentuer les constats faits par Alan Sokal et Jean Bricmont dans un livre publié en 1997, Impostures intellectuelles, et les critiques que Jacques Bouveresse, en particulier, a proposées du monde intellectuel français, en 1985, dans Rationalité et cynisme.

Et aussi à s’intéresser de plus près à la figure de Julien Benda, qui semble avoir soupçonné, même avant la Seconde Guerre mondiale, l’envahissement de la post-vérité, comme le suggère l’ouvrage que Pascal Engel, en 2012, lui a consacré, Les lois de l’esprit : Julien Benda ou la raison. (La critique de la post-vérité pourrait ainsi être de presque tous les temps !)

The ConversationToutefois, Matthew d’Ancona n’a-t-il pas tort de voir dans les enseignements de certains des intellectuels français une source de la post-vérité ? Il exagère aussi, peut-être, leur impact, et ne caricature-t-il pas leurs thèses, plus variées et subtiles qu’il le suggère ? Il n’aurait surtout pas compris combien leurs travaux et les SHS en général sont les instruments efficaces de la dénonciation de la post-vérité… Pour l’honneur de la pensée française contemporaine, raccrochons-nous à cette idée.

Roger Pouivet, Professeur à l’Université de Lorraine (Laboratoire d’Histoire des Sciences et de Philosophie Archives Henri-Poincaré), Membre de l’Institut Universitaire de France, Université de Lorraine

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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