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L’Union européenne sans le marché intérieur : un espace vide de sens

Frédérique Berrod, Sciences Po Strasbourg — Université de Strasbourg; Antoine Ullestad, Université de Strasbourg et Louis Navé, Université de Strasbourg

l'Union européenne a 60 ans
l’Union européenne a 60 ans

Les anniversaires sonnent souvent l’heure des bilans. Il est sûrement trop tôt pour faire celui de l’Union européenne : on oublie qu’elle est une organisation jeune qui s’inscrit dans le temps long et qui s’affranchit naturellement, dans l’horizon politique qu’elle se donne, des gouvernements, des femmes et des hommes qui prennent la tête des États, de l’air du temps, que celui-ci favorise ou s’oppose à son intégration et des crises conjoncturelles. The Conversation

Les anniversaires se prêtent peut-être davantage aux rétrospectives. Et celles-ci, si bilan il faut dresser, peuvent venir nous aider à comprendre les choix qui ont été faits et les décisions qui ont été prises : interroger le « pourquoi » plutôt que le « comment ». Le soixantième anniversaire du traité de Rome, fêté le 25 mars 2017, est un de ces temps qui permet à l’Union européenne de s’expliquer à partir de son bilan.

Peut-être serait-il bon de commencer par celle du coût de la non-Europe. Coût que l’Union européenne s’est attachée à faire disparaître. De toute évidence, au vu des mobilisations populaires et politiques qui ébranlent l’Union européenne, ce constat ne suffit plus à convaincre les peuples. Le marché intérieur est contesté parce qu’il ne semble pas à satisfaire l’une des priorités des opinions publiques : la sécurité.

Le marché le plus sûr du monde

S’il est exact de dire que la libre circulation met en contact les législations nationales qui ne peuvent plus s’ignorer entre elles, il est en revanche erroné d’en déduire que le marché intérieur est dérégulé et constitue un espace de circulation des marchandises toxiques et de trafiquants en tout genre. La confrontation des législations nationales ne tire pas vers le bas les standards de protection, parce que le marché intérieur n’est tout simplement pas crédible s’il fait circuler des produits toxiques, ou sert d’espace de blanchiment de l’argent sale. Bien sûr, les lacunes existent et le droit de l’Union est bien loin d’être parfait.

Parce que les opinions publiques le demandent, on peut poser plus clairement aujourd’hui qu’hier la question de l’harmonisation sociale ou fiscale, nécessaire pour éviter les disparités payées en délocalisation d’opportunité. Poser la question, aussi, d’y parvenir entre certains États, mais probablement pas entre tous. Mais il demeure que le marché intérieur offre des garanties aux citoyens.

Il permet d’intensifier les contrôles aux frontières en cas de danger, comme on le voit avec les attaques terroristes de 2015 et 2016. L’espace Schengen, tant décrié, permet bien de rétablir les contrôles en cas de crise ou d’urgence, comme un flux incontrôlé de migrants. La seule chose qu’exige l’Union est que ce renforcement des frontières soit provisoire et motivé. L’UE ne croit pas à la fermeture de la frontière comme on ferme une fenêtre, en pensant garantir la sécurité. Elle postule que le plus pertinent est de renforcer la solidarité entre les États, pour assurer la sécurité des frontières extérieures de son espace (http://geopolis.francetvinfo.fr/pour-se-proteger-des-migrants-l-europe-cree-un-corps-de-gardes-frontieres-120835).

Cesser de communautariser les échecs

La législation de l’Union a aussi contribué à rehausser le niveau de protection des citoyens. Contrairement à la plupart des pays du monde, elle autorise les OGM au compte-gouttes, exige des garanties bancaires sans équivalent et ne conçoit l’existence d’une centrale nucléaire que dans les conditions de sûreté les plus élevées au monde. Elle a contribué à relever les conditions sanitaires de fabrication des produits. De là à dire, ce qui est parfaitement faux, qu’elle rend impossible la fabrication de fromages au lait cru, il n’y a qu’un pas allègrement franchi à chaque élection du Parlement européen, seul scrutin au suffrage universel qui implique directement les opinions publiques dans le débat européen. Cela révèle tout à la fois la difficulté de comprendre les enjeux européens, autant que la mauvaise foi qui caractérise souvent les débats.

On mesure combien l’air du temps brouille les perceptions. L’intégration européenne par le marché intérieur crée des résultats parfaitement tangibles, bien que plus grand monde en Europe ne semble y être sensible. C’est oublier bien rapidement les bénéfices mais surtout la régulation de la libre circulation qu’elle opère. C’est bien cette régulation de la mondialisation qui caractérise l’espace européen. Et qui est jetée aux oubliettes au profit de solutions dont la facilité séduit, quand elles ont depuis bien longtemps prouvé leur inefficacité.

Les efforts de l’UE pour sécuriser la vie quotidienne de chacun de ses citoyens ne redeviendront perceptibles qu’à partir du moment où ses États membres et leurs dirigeants nationaux accepteront d’assumer les choix qu’implique l’appartenance à cet ensemble, avant d’en récolter les bénéfices. C’est-à-dire quand ils arrêteront de nationaliser les succès de l’intégration et de communautariser ses échecs, comme si sphère européenne et sphère nationale étaient deux espaces de jeu politique hermétiques l’un à l’autre.

Ces efforts ne seront enfin politiquement payants que lorsque l’Union assumera, de son côté, les choix démocratiques qui conditionnent la légitimité de ses actions. L’UE doit reconnaître que l’État est le maillon nécessaire de l’intégration et pas juste un mauvais élève à punir. Chaque État peut refuser d’aller plus loin dans l’intégration, sans pour autant sortir du jeu. C’est ce qui résulte de la réalité du droit : le marché intérieur est, d’abord et avant tout, un espace de promotion de l’intérêt général, pour lequel l’échelle nationale est la plus naturelle.

La fin du splendide isolement

On nous présente le marché intérieur comme un laminoir des spécificités nationales. L’étude des règles du traité prouve le contraire. Il est exact que le marché intérieur empêche un État d’ériger des droits de douane pour freiner l’importation sur son marché. Il est exact, aussi, que la fiscalité ne peut plus être utilisée à des fins discriminatoires ou protectionnistes. Mais il est faux de dire qu’un État est obligé d’accepter sur son territoire un produit ou un service légalement créé dans l’Union. Il a le droit, et même la responsabilité, de contrôler son marché.

S’il constate une anomalie, il doit analyser le problème. S’il constate que les normes nationales ne sont pas respectées, il doit interdire l’importation. S’il conclut qu’une adaptation du produit ou du service suffit à garantir son propre niveau de protection, il doit l’indiquer à l’importateur et au fabricant. C’est uniquement sur ce dernier point que le marché intérieur change la donne.

Chaque État défend son intérêt général au travers de ses normes, mais il ne peut plus considérer que le niveau de protection est insuffisant, simplement parce que la norme respectée est étrangère. Il doit vérifier l’équivalence de fait entre les deux, et accepter au fond qu’aucun État en Europe ne veut tuer ses consommateurs, ou désintégrer son écosystème. Le marché intérieur aiguise la vigilance des États dans la protection des citoyens, non parce qu’ils sont nationaux mais parce que leur protection est justifiée et objectivisée.

L’étalon de mesure de la protection reste l’intérêt général national, qui – par hypothèse – diffère d’un État à l’autre. Le marché intérieur n’empêche pas un État de décider de ses politiques publiques. Ce que le marché intérieur a rendu impossible, c’est qu’un État décide dans un splendide isolement. Il doit regarder avec bienveillance ce que décident d’autres États pour déterminer le sens de sa politique. Ainsi, la France peut défendre sa tradition du fromage au lait cru mais ne peut pas l’imposer aux Pays-Bas, tandis que les Hollandais restent libres de considérer que seuls les fromages au lait pasteurisé sont bons pour leur santé.

Le marché intérieur a définitivement interdit, au cours des soixante dernières années, le protectionnisme par la norme. L’importation et l’exportation sont facilitées. Elles ne sont pas pour autant obligatoires. Seul le libre choix du consommateur est renforcé. Un choix qui doit être éclairé par un étiquetage approprié, des indications sur la valeur nutritionnelle ou la présence d’allergènes, un choix sécurisé de la ferme à la table, un choix qui n’est pas conditionné par l’instrument fiscal. Un libre choix.

Des communautés d’intérêts

L’appartenance au marché intérieur a contraint les États à éliminer le réflexe discriminatoire et donc à réfléchir autrement leurs politiques de sécurité, par la mesure de la proportionnalité des moyens déployés pour protéger leur intérêt général. Dans certaines hypothèses, l’État peut maintenir un système très divergent de son voisin. Dans la plupart des cas, le marché intérieur permet une coalition d’États autour d’une norme, créant autant de communautés d’intérêts. Revenir sur les acquis du marché intérieur, c’est accepter de perdre ces formes de solidarité. Doux confort de la fermeture des frontières ; au prix d’un repli sur soi des politiques nationales.

On peut discuter à l’envie pour savoir s’il faut aller vers l’autonomie énergétique, vieille idée du Général de Gaulle, ou privilégier la libre circulation de l’électricité pour éviter le black out. On peut trouver des arguments pour l’ouverture et des experts de la fermeture des frontières. Le marché intérieur, né il y a 60 ans, montre que ce n’est pourtant pas une simple question d’orientation des politiques publiques. Il y a beaucoup plus qu’un grand marché en Europe.

L’ouverture des frontières est le produit de l’ouverture des systèmes juridiques. L’UE a provoqué bien plus que des échanges, elle invite à penser autrement. L’idée n’est plus de considérer que le progrès vient du chacun chez soi. L’objectif est de faire sortir la norme de son territoire, pour la confronter aux autres, s’en inspirer pour mieux s’adapter. C’est ce qui fait le cœur de la citoyenneté européenne : considérer que chaque ressortissant reste national, certes, mais appartient aussi à une autre dimension, celle de l’Europe.

Redistribution des cartes nationales

Tout le monde n’est pas mobile, prêt à changer d’emploi, de résidence, de système social pour plonger dans l’aventure d’une autre société nationale. Certains peuvent y être contraints, vivant alors la mobilité comme un exil. La réalité du marché intérieur est donc tangible pour certains et pas d’autres. Ce qui est un commun héritage du pari politique de l’intégration, c’est de vivre dans un espace européen qui, par des solidarités de fait, s’est construit sur le principe fondamental de la non-discrimination.

Ce principe paraît galvaudé. Il est pourtant central : il tisse en effet un autre rapport à l’autre, qui n’est plus concevable comme un danger ou un élément dérangeant par sa différence. L’autre est d’abord un individu qu’il est concevable d’accueillir. On ne nie pas la différence ou même le danger dans cette approche. On s’oblige à ne pas en faire un a priori, une prémisse. On change alors le cours des politiques nationales qui ne sont plus nationalistes, mais des politiques de protection par la compréhension et la promotion de l’intérêt général.

Ces questions sont au cœur des élections nationales des prochaines semaines en France. Le choix des électeurs n’est plus un choix entre une droite et une gauche. Mais un choix entre l’ouverture et la fermeture des systèmes politiques. Le marché intérieur contribue, en ce sens, à redistribuer les cartes politiques nationales. Qui a dit qu’il n’était qu’une histoire de multinationales ou d’élites déconnectées de la vraie vie ?

Frédérique Berrod, Professeure de droit public, Sciences Po Strasbourg — Université de Strasbourg; Antoine Ullestad, Doctorant en droit de l’Union européenne, Université de Strasbourg et Louis Navé, Doctorant en droit de l’Union européenne, Université de Strasbourg

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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