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Chez Wikimédia France, une gouvernance à réinventer

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Wikimedia France, bureaux dans la rue de Cléry, à Paris.
Pierre-Yves Beaudouin/Wikimedia, CC BY-SA

Alexandre Hocquet, Université de Lorraine

Samedi prochain, 9 septembre 2017, aura lieu une assemblée générale extraordinaire de l’Association Wikimédia France. Cette assemblée générale a été provoquée par une crise sans précédent, qui a entre autres conduit au départ de sa directrice exécutive il y a quelques jours.

Thierry Noisette, un des journalistes qui connaît le mieux Wikipédia en France, a fait un résumé de la crise en juillet dernier, à l’occasion d’un de ses épisodes les plus dramatiques : le licenciement pour faute d’un salarié de l’association, par ailleurs figure emblématique de la communauté, qui était chargé des relations avec cette dernière.

WMFr, selon l’abréviation consacrée, est une association loi de 1901, créée en 2004 pour « le libre partage de la connaissance », via les projets Wikimédia. Thierry Noisette explique clairement les différences entre Wikipédia (l’encyclopédie et sa communauté), WMFr, et la Fondation Wikimédia, créée en 2003, qui est une organisation américaine à but non lucratif qui héberge l’encyclopédie et organise le fundraising et la répartition des fonds entre différents projets (de maintenance, de recherche, d’inclusion…). WMFr fait partie de la quarantaine de « chapitres » ou chapters nationaux de soutien à ces projets. Ces associations sont censées être indépendantes de la Fondation, mais cette dernière leur distribue un agrément et leur alloue des fonds.

WMFr, association employant une douzaine de salarié.e.s, finance et participe à l’organisation de projets francophones de bénévoles comme le WikiMOOC ou Lingua Libre, organise des partenariats (avec des musées notamment), est active politiquement et médiatiquement sur la scène de la « connaissance libre ».

Mais WMFr n’est pas Wikipédia, ne décide de rien dans l’organisation de la communauté de wikipédien.ne.s et les relations sont parfois tendues sur ce thème entre WMFr et la communauté des wikipédien.ne.s les plus expérimenté.e.s (en termes de « nombres d’edits »), les plus expressif.ve.s (en termes de messages sur le Bistro) et les plus responsables (en termes d’activité d’administration, de patrouille, ou d’arbitrage…). L’épisode aux prémisses de la crise fut l’opposition à une action politique de WMFr impliquant un bandeau d’annonce (à propos de la liberté de panorama) dans l’encyclopédie, au sein de la communauté.

La pyramide du Louvre censurée.
Hakkun/Wikimédia, CC BY-SA

Répondre à des attentes disparates

Être salarié à WMFr n’est pas chose aisée : on doit répondre aux attentes de son employeur, représenté par une équipe dirigeante et par un conseil d’administration, pas forcément unanime et pas forcément en phase avec la direction.

On doit répondre aux attentes de la communauté, elle-même rarement unanime, et où sont représentées des tendances très diverses, en particulier sur la question de l’inclusivité. Il y a toujours eu dans Wikipédia une tension entre le besoin d’inclusivité pour combattre des biais implicites (la sous-représentation des femmes par exemple) et le désir d’auto-organisation affranchi de règles qui seraient extérieures à Wikipédia… Wikipédia est une hétérotopie.

On doit aussi répondre aux attentes de la Fondation, qui demande aux chapitres de rendre des comptes selon les règles organisationnelles qu’elle impose (sur la globalisation de collectes de fonds, ou sur les critères de succès des projets en vue de financement…). La crise, qui était interne, a explosé au grand jour quand la Fondation, au printemps dernier, a décidé de n’attribuer que la moitié du budget demandé, et alloué les années précédentes.

Un été plus tard, la moitié du conseil d’administration est vacante, plusieurs salariés ne sont plus là, la Fondation a envoyé une délégation à Paris pour comprendre les enjeux, et la directrice est finalement partie.

Plus que les querelles d’ambitions, les problèmes de relations employeur.e.s-employé.e.s, les problèmes de relations Fondation-chapitre, les accusations de népotisme, d’autoritarisme ou de manque de transparence, c’est le retranchement dans l’agressivité de beaucoup de parties impliquées qui impressionne. Ce qui reste du conseil d’administration et de la direction se voit comme un bastion assiégé, d’un côté par une communauté wikipédienne qu’il juge harcelante, et en particulier sexiste, que ce soit sur Twitter (où le hashtag #wmfrgate, créé pour fédérer une opposition, sert aussi de défouloir) ou sur le Bistro, mais aussi par une Fondation qu’il juge injustement acharnée. Malheureusement, quelques défenseur.e.s de ce bastion ne sont pas en reste en termes de trolling et soufflent sur les braises.

Capture d’écran, photos de la page Facebook de WMFr.
Facebook

Crise de gouvernance

Surtout, ce faisant, ils mettent dans le même sac des trolls effectivement sexistes et insultants et une opposition constructive (même si hétéroclite) à leur gouvernance. Et au-delà de toutes les accusations, il s’agit bien d’une crise de gouvernance.

L’encyclopédie et l’association sont indépendantes dans leurs structures, mais intimement liées dans leurs fonctionnements. Les interactions entre les deux doivent être compatibles avec des visions du monde différentes. D’un côté une structure associative avec des salarié.e.s, une hiérarchie, des contrats de travail, des projets définis puis jugés, des demandes de financements. De l’autre, une communauté de bénévoles, un désir militant de transparence absolue, des hiérarchies informelles (mais bien présentes) basées sur la méritocratie (on est écouté en fonction de son nombre d’edits), des gestions de consensus impliquant des sensibilités hétéroclites.

Tout au long de la crise, la narration d’une opposition entre « valeurs » du monde du travail (respect des hiérarchies, contrats de travail…) et « valeurs » du mouvement Wikimédia (transparence, recherche collective de consensus…) a été invoquée, soit pour caractériser le fossé entre les deux, soit comme piste de réflexion sur le rapprochement.

Mais il y a bien plus que des valeurs dans ces oppositions, il y aussi des pratiques. Le monde du travail ce n’est pas seulement horaires, contrats et hiérarchies : c’est aussi le monde des pressions, des menaces de procès ou de licenciement, où les guerriers les plus efficaces des conflits sont les avocats les mieux payés, un monde d’intimidation où les affirmations réelles mais non prouvables sont de la diffamation.

Des supports de communication Wikimédia France.
TCY/Wikimédia, CC BY

De même, Wikipédia, ce n’est pas seulement un monde de transparence absolue et de recherche de consensus entre pair.e.s. C’est aussi le monde de la déligitimation du noob – le nouveau venu dans la communauté –, un monde complexe où le refus radical du doxxing – qui consiste à révéler les informations personnelles d’une personne – se mélange aux pratiques de sock-puppetry, autrement dit l’organisation de multiples faux-nez pour influencer les débats. Un monde auquel les entreprises s’adaptent facilement pour pervertir le système.

Les harcèlements existent dans les deux mondes, selon des modalités différentes : chez Wikipédia, les harcèlements des trolls sont sexistes. Dans le monde du travail, les harcèlements des supérieurs hiérarchiques existent aussi. Pour faire en sorte que ces pratiques ne soient pas toxiques pour les relations entre WMFr et la communauté, il faut imaginer des formes de gouvernance qui ne soient pas abstraitement des références aux « valeurs », mais plutôt qui, par l’observation des pratiques, conçoivent des mécanismes qui puissent générer des relations fructueuses et sereines entre WMFr et la communauté.

The ConversationIl y aura sûrement un nouveau conseil d’administration la semaine prochaine (ou à l’AG annuelle suivante, dans quelques semaines). Au-delà du renouvellement de personnes, sa tâche sera d’inventer un mode de vie, des mécanismes qui permettent ces relations fructueuses plutôt que la potentialité de conflits, tout en donnant aux salariés les moyens et la liberté de travailler. Ce n’est pas simple, et ça ne marchera peut-être pas, mais nous sommes à la fois au moment et à l’endroit où il faut essayer quelque chose d’autre.

Alexandre Hocquet, Professeur des Universités en Histoire des Sciences, Université de Lorraine

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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