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À la recherche de nos vies antérieures

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L’âme quittant le corps, par William Blake (1805)
Tate

Laure Assaf, École des Hautes Études en sciences sociales (EHESS) et Emmanuel Grimaud, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Billet publié en collaboration avec le blog de la revue Terrain. Dans le numéro 66 de la revue intitulé « Renaître », le lecteur pouvait découvrir « Renaître en temps réel: Techniques de régression de mémoire et expériences de vies antérieures » par Emmanuel Grimaud.


Est-il possible de « rembobiner » sa vie jusqu’à revenir à l’état d’embryon et, par-delà, accéder à ses vies antérieures ? C’est en tout cas l’un des enjeux des techniques de régression de mémoire (« past-life regression ») étudiées par l’anthropologue Emmanuel Grimaud, dans un article intitulé « Renaître en temps réel. Techniques de régression de mémoire et expériences de vies antérieures », issu du n°66 de la revue Terrain.

Le marché de la régression thérapeutique est aujourd’hui en pleine expansion, en Europe et en Amérique du Nord comme en Inde, où cette dernière séduit de plus en plus les classes moyennes urbaines.

Lors des séances, le thérapeute induit par une forme d’hypnose des régressions successives dans la vie du patient, le faisant revenir à son adolescence, son enfance, jusqu’au ventre de sa mère. En poursuivant la régression, celui-ci peuvent se retrouver dans d’autres corps, la plupart du temps humains mais aussi parfois non-humains (certains régressés se visualisent en serpent ou en poisson). Cette technique s’est révélée efficace pour guérir des traumatismes ou des phobies ou, tout simplement, mieux se connaître.

Si la régression mémorielle connaît un succès renouvelé, les questions qu’elle pose sont anciennes : tout au long du XXᵉ siècle, elles ont préoccupé non seulement les médiums et les cercles spirites, mais aussi les psychologues, les scientifiques et les enquêteurs en tout genre, qui n’ont eu de cesse d’inventer des dispositifs pour tester la réalité de ces expériences et la véracité des incarnations auxquelles elles donnaient lieu. Emmanuel Grimaud revient sur cette histoire dans l’entretien ci-dessous avec Emmanuel de Vienne, rédacteur en chef de la revue Terrain.

La réincarnation soumise à la méthode expérimentale

Emmanuel Grimaud s’intéresse en particulier à un personnage singulier : le colonel Eugène Auguste Albert de Rochas d’Aiglun (1837-1914), polytechnicien fasciné par les phénomènes paranormaux, qui publie en 1911 un recueil de cas intitulé Les Vies successives. Documents pour l’étude de cette question.

Au moment où de Rochas mène ses expériences, il existe déjà de nombreux précédents, tel le psychologue suisse Théodore Flournoy, célèbre pour avoir amené la médium Hélène Smith à régresser à l’état de princesse hindoue, de Marie-Antoinette ou encore d’habitante de la planète Mars, produisant même un exemple d’écriture martienne.

Eugène Auguste Albert de Rochas.
BnF gallica

Mais si les amateurs de phénomènes parapsychiques avaient jusque-là surtout cherché à tester la véracité des incarnations de leurs patients, notamment en menant l’enquête sur les détails biographiques fournis durant les séances et en traquant les anachronismes, de Rochas « veut aller plus loin et déterminer si les vies antérieures sont palpables en temps réel et accessibles à l’expérience », écrit Emmanuel Grimaud.

Exemple d’écriture ‘martienne’ de Hélène Smith, 1897.
Théodore Flournoy/Wikimedia

Le colonel met en place un véritable dispositif d’induction, « par petites régressions, en reculant peu à peu, à partir du présent. […] de Rochas est invité par ses patients à continuer, de l’enfance du sujet, de 12 ans à 10 ans par exemple, puis de 7 ans à 5 ans et ainsi de suite, jusqu’à l’état fœtal. Et à la grande surprise de l’expérimentateur, le sujet peut régresser encore plus loin : de sa naissance jusqu’à une mort antérieure, un corps antérieur et, parfois, vers d’autres naissances préalables qui cachent d’autres morts et d’autres corps antérieurs ».

Pour le colonel de Rochas, il s’agit bien de « vies successives », c’est-à-dire d’états successifs de personnalité, et non de souvenirs. Lors des régressions, en effet, les sujets « incarnent » la personnalité qui les habite, donnant lieu à un véritable « théâtre de la réincarnation » dans lequel chaque incarnation a droit à sa saynète.

Joséphine, l’un des cas étudiés par de Rochas, régresse ainsi à l’état de Jean-Claude Bourdon, un paysan un peu bourru, puis à celui de Philomène, une vieille femme « méchante » dont de Rochas découvre bientôt que les convulsions et les douleurs sont dues à l’expiation de crimes antérieurs. Une régression supplémentaire amène en effet à un bandit, voleur et tueur.

L’expérimentateur peut ensuite naviguer entre ces « grappes de personnalités » de façon quasi-fluide, la régression se changeant même parfois en progression : lors d’une autre séance, Joséphine, qui a 18 ou 19 ans en 1904, incarne une fillette de 1970.

Des vies antérieures ?

Le dispositif mis en place par de Rochas lui permet de mettre en œuvre la méthode expérimentale et de quantifier ses résultats, sans jamais toutefois statuer sur la nature de ce qui se passe sous ses yeux. La régression, note Emmanuel Grimaud, « ne permet pas d’accéder dans des conditions claires à la réincarnation (avec un grand « R »). Elle permet cependant de provoquer de l’incarnation, en faisant appel à des ressources mémorielles et imaginatives dont on ne sait pas grand-chose ».

Une des photographies de Rochas.
Wikimedia commons

De Rochas ouvre ainsi la voie à un questionnement sur les frontières de la mémoire, à propos de laquelle il maintient l’incertitude, notant qu’il est impossible de déterminer si ces incarnations ne sont pas des « romans subliminaux ».

Cette subtilité échappe cependant à ses détracteurs, au rang desquels l’intellectuel ésotérique René Guénon qui le voit comme l’une des victimes de l’« épidémie réincarnationniste » du début du XXe siècle. Mais d’autres reprendront plus tard le dossier ouvert par De Rochas.

Les années 1930 voient en effet se multiplier les investigations cherchant à prouver l’existence du phénomène, dans tous les coins du monde. En témoigne la commission d’enquête lancée par Gandhi pour analyser le cas de Shanti Devi, une jeune fille originaire de Delhi qui disait être la réincarnation de la femme morte en couches d’un marchand de Mathura, à plus d’une centaine de kilomètres de là.

Le cas de Shanti Devi (en anglais)

Au terme de l’enquête et après avoir entendu la jeune fille et le marchand, la commission conclut que le cas de Shanti Devi était impossible à prouver.

Les travaux de Ian Stevenson, psychiatre d’origine canadienne, qui enquêta tout au long du XXe siècle, aux quatre coins du monde, sur les cas médiatisés de réincarnation, illustre bien comment la question de la véracité est devenue centrale.

Que peut-on retenir alors des travaux de de Rochas ? Pour Emmanuel Grimaud, il a posé les bases d’un autre type d’expérience : « celle d’une expansion de la personne, d’un redéploiement virtuel des limites de l’individu un peu moins embarrassé par l’exigence de vérité et plus soucieux d’exploiter des ressources mémorielles et imaginatives mal identifiées ».

Les pratiques des régressionnistes aujourd’hui vont dans ce sens : ces derniers sont préoccupés avant tout par les « effets de renaissance » produits par l’expérience de la régression mémorielle. Celle-ci peut être décrite comme un jeu de rôles, se dédouanant ainsi de la question de la vérité : les incarnations sont alors ramenées à une manifestation du subconscient ou lues comme un jeu de projection.

The ConversationCe qui importe, c’est ce qu’elles produisent : en « augmentant » l’individu, non par des dispositifs technologiques mais par l’exploration de vies et de personnalités multiples, elles constituent aujourd’hui parmi les techniques contemporaines les plus ambiguës mais aussi les plus surprenantes d’introspection et d’exploration de soi.

Laure Assaf, ATER en anthropologie, École des Hautes Études en sciences sociales (EHESS) et Emmanuel Grimaud, Anthropologue, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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