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Les minorités musulmanes et issues de l’islam : histoire d’une non-reconnaissance

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Tableau de Jean-Baptiste Huysmans représentant le chef algérien l’émir Abd-el-Kader, protégeant les chrétiens à Damas en 1860, lors des massacres commis par les Druzes.
Gros et Delettrez, catalogue de vente publique Orientalisme et Art islamique,/Wikimedia

Pierre-Jean Luizard, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

Pierre-Jean Luizard est intervenant au séminaire «Liberté de religion et de conviction en Méditerranée : les nouveaux défis» du Collège des Bernardins.

« L’islam est la religion de l’État »… Telle une litanie, on retrouve l’expression dans toutes les Constitutions arabes (Maroc, Algérie, Tunisie, Libye, Egypte, Irak, Jordanie, Yémen, Oman, Émirats arabes unis, Qatar, Bahreïn, Koweït) et en Iran. Là où il n’y a pas de Constitution (Arabie saoudite), la religion musulmane est la seule autorisée. Ensuite vient s’ajouter la référence à la sharî’a et le degré plus ou moins grand où les lois doivent s’inspirer de celle-ci, ce qui aboutit à des formulations diverses.

Gouverner au nom d’Allah a pris bien des aspects différents. La Syrie risque cette affirmation: « La religion du président de la République est l’islam. » Le Liban vit, depuis sa création en 1920, les affres du confessionnalisme politique qui instaure des quotas pour chacune des 18 confessions reconnues en 1943.

Seule la Turquie ne fait pas référence à la religion dans ses textes constitutionnels. La laïcité est, en revanche, explicitement nommée comme fondatrice de l’État-nation turc. Mais il ne s’agit aucunement d’une laïcité de séparation, l’État contrôlant l’islam à travers la présidence des Affaires religieuses (Diyanet). La reconnaissance officielle des confessions non musulmanes en Turquie (chrétiennes et juives) s’inspire finalement du droit musulman et du système ottoman des millets qui leur octroie une relative autonomie interne.

En revanche, les sectes issues de l’islam ne jouissent d’aucune reconnaissance et n’ont donc pas d’existence légale, à l’image des alévis. Quant aux chiites duodécimains, sans être officiellement reconnus, ils bénéficient d’une tolérance qui se mesure à l’aune des relations avec l’Iran voisin. Istanbul a en effet la tradition d’accueillir les opposants iraniens au pouvoir en place à Téhéran.

C’est donc l’absence de séparation entre religion et État qui domine dans le monde arabe, en Iran et en Turquie, qu’on soit en contexte officiel musulman ou laïque.

Une source supplémentaire de conflits

Dans un tel contexte, le sort des minorités musulmanes ou issues de l’islam – 42 millions de croyants dans le monde (ibadites, alaouites, druzes, alévis, yézidis, bahaïs, ahmadis, etc) – ajoute une source de conflits à celui généré par des États à la légitimité souvent fragile, notamment en ce qui concerne les États arabes.

L’histoire des statuts des minorités chiites (zaydites, ismaéliennes) et sunnites (en pays chiites) est également questionnée. On va de la non-reconnaissance officielle (sunnites/chiites) à l’anathème (yézidis, bahaïs, ahmadis), en passant par différents degrés de rejet. Les gouvernements s’inspirent pour cela de la position des autorités religieuses du pays où elles sont majoritaires. La question du pluralisme interne à l’islam, centrale dans les conflits en cours, est ainsi posée. Quant aux athées, qui n’ont aucune visibilité sociale, ils se heurtent souvent à des lois qui les obligent à se cacher.

C’est un islam fortement influencé par le réformisme musulman qui s’est imposé. Il inspire tous les acteurs religieux et politiques et peut être considéré comme une idéologie dominante. Plusieurs cas de figure se présentent selon les pays et les minorités en question :

  • La reconnaissance officielle, comme c’est le cas pour les yézidis en Irak depuis 2005, des sunnites, des chiites et des druzes au Liban.
  • La non-reconnaissance officielle : l’exemple des relations sunnites-chiites-ibadites.
  • La non-reconnaissance des minorités se réclamant, malgré des divergences internes, de l’islam (alaouites, alévis, druzes). A l’exception du Liban pour les druzes.
  • Les anathèmes sur les sectes accusées d’être « hérétiques » et sorties de l’islam (bahaïs, ahmadis, yézidis).

Il convient de rappeler brièvement la situation des communautés les plus engagées dans des conflits.

Les alaouites

Les alaouites (1,8 million, entre 10 et 12% de la population syrienne) ont des croyances et des pratiques hétéroclites : mélange de conceptions chiites ismaéliennes, mésopotamiennes antiques et chrétiennes. Les alaouites n’ont aucun rituel musulman, mais ils se conforment au rite dominant pour se protéger. Ils vivent dans le Jabal Ansâriyye et le long du littoral méditerranéen en Syrie, mais aussi au Liban et dans le Hatay aujourd’hui turc (sandjak d’Alexandrette). Ils sont péjorativement appelés nusayris (de Nusayr, mort en 880).

Bachar al-Assad, le président syrien, lors d’une visite au Brésil en 2011.
Fabio Rodrigues Pozzebom / Wikimedia, CC BY

Le mandat français les a reconnus pour la première fois à travers un État (ou Territoire) des Alaouites (1920-1936). Depuis le début du XXème siècle, un rapprochement avec les chiites duodécimains s’est amorcé à l’initiative d’ulémas chiites libanais. La victoire de la République islamique en Iran a encore accéléré ce rapprochement.

Les alaouites ont pris le contrôle du parti Baas et de l’armée syrienne dans les années 1960 à travers le clan des Assad, aujourd’hui en guerre contre la majorité arabe sunnite du pays (69% de la population syrienne).

Les yézidis

Les yézidis (800 000 âmes dans le monde, dont 600 000 en Irak et en Syrie – 150 000 personnes -, en Turquie, Arménie, Russie). Il s’agit d’une secte dualiste kurde qui ne se revendique pas musulmane, mélange de soufisme et de manichéisme iranien, avec une réhabilitation d’Iblis (Satan), devenu l’Ange Paon (Malek Tawus), parmi sept autres anges vénérés. Le tombeau du fondateur de la secte, cheikh Adi (VIIIème ou XIII ème siècles). à Lalesh, près de Mossoul, est leur lieu le plus sacré.

Rencontre au XIXème siècle entre des leaders yézidis et le clergé chaldéen en Mésopotamie.
Wikimedia

La société yézidie est organisée selon un système de castes : Mîr (Prince, chef spirituel et religieux), Baba Cheikh (Pape), Cheikh, Pîr (Vieux), Murid (simple croyant). Les yézidis ont une conception ethnique de leur groupe : on naît et on meurt yézidi et aucune conversion n’est possible.

Les yézidis ont été soumis à des persécutions répétées de la part des tribus bédouines arabes Shammar, en 1840 et 1892, mais aussi en 1935, pour les soumettre à la conscription dont les Ottomans les avaient dispensés en 1872 à cause de leurs tabous alimentaires concernant certains légumes jugés impurs.

Eux-mêmes souvent persécutés, les yézidis ont cependant participé en 1932 au massacre des Assyro-chaldéens par le général kurde Békir Sidqi. En 2014, l’État islamique a tenté d’éradiquer la communauté dont plusieurs milliers de membres ont été tués ou réduits en esclavage.

Les druzes

Sultan Pacha al Atrash, leader druze de la révolution en Syrie dans les années 20.
Wikimedia

Les druzes (1,2 million d’âmes répartis entre le Liban – 400 000 -, la Syrie – 600 000 -, Israël – 120 000 et la Jordanie) sont une secte ésotérique qui se rattache à l’ismaélisme fatimide. Al-Hâkim (VIème calife fatimide et Imam ismaélien mort au Caire en 1021) serait, selon eux, une manifestation de l’intellect universel. Au Liban, deux grandes familles rivales, les Jumblatt et les Yazbaki, ont longtemps dominé la communauté.

En compétition avec les maronites du Mont-Liban contre lesquels ils se sont engagés dans des massacres de grande ampleur, ils ont été reconnus en 1842 par la Porte à travers un double caïmacamat maronito-druze pour la montagne libanaise. Depuis 1920, les druzes sont reconnus au Liban comme l’une des confessions libanaises.

Certaines communautés (alaouites, druzes) se sont orientées vers les partis nationalistes arabes ou syriens pour échapper à leur condition de minorités. La démarche s’est soldée par un échec avec un retour à une dynamique identitaire.

Les alévis

Les estimations divergent sur leur nombre : officiellement, les alévis sont entre 10 et 15 % de la population turque; mais, d’après les sources alévies, ils représenteraient entre 20 à 25 % de la population nationale. On avance le chiffre de 15 à 20 millions d’alévis. Majoritairement turque, la communauté compte une minorité kurde.

Suite aux répressions exercées sous l’Empire ottoman et la République, les communautés alévies ont pris l’habitude de pratiquer leur culte en secret (taqîya). L’alévisme se rattache au chiisme à travers le sixième Imam (Ja’far al-Sâdiq) et Haci Bektas Veli (1209-1271), fondateur de l’ordre des Bektachi, dont la généalogie remonte au sixième Imam. Très imprégné de traditions soufies et chamanistes, ses croyances sont assimilables à une forme de panthéisme.

Longtemps attirés par les partis de la gauche laïque et soutien du kémalisme, ses membres ont depuis peu une démarche identitaire alévie qui va de la revendication d’une reconnaissance officielle à une séparation de la religion et de l’État.

Les bahaïs

Les bahaïs sont une ramification au XIXème siècle de la secte bâbie de Perse, elle-même issue du cheikhisme, émanant au XVIII ème siècle du chiisme duodécimain. En 2011, cette religion mettait en avant dans ses documents le chiffre de 7 millions de membres appartenant à plus de 2 100 groupes ethniques, répartis dans plus de 189 pays. Son centre spirituel et administratif est situé à Haïfa et Acre en Israël. Baha Allâh (1817-1892) se proclama en effet Porte ouverte sur l’Imam (bâb) à Haïfa.

Des Bahais à Baku (en 1909)
Wikimedia

Le bahaïsme a évolué vers un mélange accommodant de syncrétisme, d’humanisme, de pacifisme et d’amour universel. En Iran, les bahaïs sont considérés comme hérétiques et persécutés avec une extrême rigueur.

La Ahmadiyya

On compte environ 10 millions d’ahmadis dans le monde, dont environ 600 000 ahmadis en Afrique de l’Ouest. Il s’agit d’une secte hétérodoxe réformiste messianiste fondée par Mirza Ghulâm Ahmad (1835-1908). Mirza Ghulâm s’est proclamé mahdi et prophète. Les sunnites les considèrent comme sortis de l’islam. Depuis une scission en 1914, ce mouvement comprend deux courants distincts, la Communauté musulmane Ahmadiyya (qadiyani) et le Mouvement Ahmadiyya de Lahore.

Après la partition de l’Inde et la naissance du Pakistan en 1947, le rameau qadiani s’est installé au Pendjab. Il est considéré comme une déviation de l’islam. Les Lahorites sont bien plus l’objet de répression. En 1999, le mouvement revendiquait 4,7 millions de membres au Pakistan, ce qui était contesté par les autorités musulmanes. Environ 130 000 ahmadis se seraient réfugiés en Inde.

Les zaydites

Les zaydites sont des chiites reconnus comme une branche de l’islam par les chiites duodécimains (dont ils ne reconnaissent que les cinq premiers Imams) et par les sunnites. Ils ont dominé les hauts plateaux du Yémen du XXème siècle jusqu’en 1962. Le printemps arabe de 2011 a accéléré un processus identitaire zaydite qui a abouti à la guerre civile à grande échelle au Yémen et à la constitution d’une coalition militaire sunnite dirigée par l’Arabie saoudite pour combattre les rebelles houthistes (du nom d’un chef zaydite).

Alaouites, druzes et alévis, issus pour certains des ghûlât (ceux qui divinisent Ali), ont en en commun de pratiquer le culte du secret (sirr) et la dissimulation (ketmân, taqîya) avec une transmission traditionnellement orale des principes de leur religion. Le recours à l’écrit, du fait notamment de la diaspora consécutive aux conflits, a engagé un processus identitaire nouveau.

Les processus à l’oeuvre vont dans le sens d’affirmations identitaires généralisées rendant difficiles, voire impossibles, toutes reconnaissances réciproques. De ce fait, l’avenir des minorités musulmanes ou issues de l’islam dans le monde musulman n’a jamais été plus hypothétique qu’aujourd’hui.

The ConversationLe Collège des Bernardins est un lieu de formation et de recherche interdisciplinaire. Acteurs de la société civile et religieuse entrent en dialogue autour des grands défis contemporains, qui touchent l’homme et son avenir.

Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche, responsable du programme du GSRL, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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