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Investir dans les médias : rentabilité financière ou rentabilité politique ?

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Sébastien Liarte, Université de Lorraine

Compte tenu des moyens financiers nécessaires pour développer une activité dans les médias, le recours à des investissements de la part d’entreprises ou de groupes provenant de secteurs industriels plus ou moins éloignés des médias est devenu, aujourd’hui, le cas le plus courant. La création du fond Mediawan par Xavier Niel, Mathieu Pigasse et Pierre-Antoine Capton dans le but d’investir dans les médias à travers des acquisitions témoigne de la volonté de certains dirigeants de premier plan d’investir de manière importante dans ce secteur.

En effet, Mediawan est une SPAC (special purpose acquisition company), c’est-à-dire une structure d’investissement collective visant à souscrire en bourse des opérations de capital-investissement à hauteur de plus de 250 millions d’euros. Reste toutefois à s’assurer de la rentabilité de ce type d’investissement, en particulier dans le cas d’une levée de fonds.

Diversification conglomérale vs. diversification liée

Avant d’étudier la pertinence d’un tel investissement dans les médias, il est nécessaire de préciser ce que l’on entend par diversification. Pour les entreprises, deux types de diversification existent : la diversification conglomérale ou non liée et la diversification liée (Ramanujan & Varadarajan, 1989). La première correspond au développement de marchés et d’activités n’ayant, a priori, aucun lien les uns avec les autres. La holding assure une gestion avant tout comptable et financière de l’ensemble des activités. La logique est similaire dans le cas de business angels qui repartissent le risque à travers une diversification non liée.

Mathieu Pigasse, Xavier Niel, Pierre-Antoine Capton.

L’arrivée dans les médias de Xavier Niel, fondateur et dirigeant de Free et déjà présent dans ce secteur à travers un investissement en 2010 dans le quotidien Le Monde, ou de Mathieu Pigasse, directeur général de la Banque Lazard France et vice-président de Lazard Europe qui est également déjà présent dans les médias en tant que propriétaire des Inrockuptibles, Radio Nova et actionnaire du Monde et du Huffington Post, peut être considérée comme une diversification non liée aux vues de la première activité de leur groupe (les télécommunications et la banque).

Le second type de diversification, la diversification liée, vise à étendre les activités de l’entreprise à travers un ou plusieurs points communs permettant de faire un lien entre ces différentes activités. La participation de Pierre-Antoine Capton à Médiawan peut relever de cette logique. En effet, en tant que Président-Fondateur de la société de production Troisième Œil Production, il est possible de voir dans cet investissement une volonté de diversification dans la production de contenu.

De la difficulté d’évaluer le lien entre les activités

Une fois précisés les deux grands types de diversification existants, il est nécessaire d’analyser plus finement la question du lien entre les activités. En effet, la justification d’une diversification liée repose sur l’idée que les activités tirent bénéfice du partage de quelque chose en commun (une marque, une technologie, une matière première, un savoir-faire, etc.). Il est, par exemple, aisé de voir l’élément que peuvent partager les matelas gonflables, les piscines gonflables, les spas gonflables, les bateaux gonflables, les bouées, etc. proposées par la marque californienne Intex. Les travaux académiques (Leslie, Laura et Chet, 2000) concluent d’ailleurs à une performance supérieure pour les entreprises ayant opté pour une diversification liée à celles ayant choisi de ne pas se diversifier ou à celles ayant préféré la diversification conglomérale, du fait de l’apparition de ces synergies.

Toutefois, il peut arriver que le lien entre les activités, et par conséquent les synergies créées, soient d’une autre nature. Bien que très différentes, certaines activités peuvent s’avérer complémentaires voire essentielles les unes par rapport aux autres. Le groupe ASO (Amaury Sport Organisation) organise, par exemple, près d’une centaine d’évènements sportifs tels que le Tour de France, le Paris-Dakar, le Marathon de Paris, l’Open de France, etc. La plupart des évènements organisés s’avère très peu rentable voire déficitaire. Toutefois, ils sont essentiels pour le groupe ASO, propriétaire du quotidien, l’Équipe, dont le besoin en contenu sportif est important tout au long de l’année. À noter également que cette relation positive fonctionne dans les deux sens car un événement sportif, pour connaître un succès certain et attirer des sponsors, a besoin d’une couverture médiatique importante. C’est de manière globale que les liens et la rentabilité doivent être évaluées entre l’activité principale d’une entreprise et son activité média.

A la recherche d’une synergie avec le monde politique

Les médias sont souvent présentés comme le « quatrième pouvoir » (l’expression originale est le quatrième état d’Edmund Burke en 1787 en référence à la noblesse, le clergé et le tiers-état) du système démocratique (en complément des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire) en raison de leur forte influence sur les affaires publiques et le comportement des citoyens. Chateaubriand (2015[1849] : 1588) note à ce titre que la presse est « la parole à l’état de foudre, c’est l’électricité sociale ».

Suite à la loi sur liberté de la presse en 1881, l’idée de l’influence des médias sur les opinions et les comportements des citoyens a perduré au fil des années pour se renforcer avec la pénétration de la télévision dans les foyers français puis d’Internet (Ferenczi,2007). Les médias sont considérés par les hommes et femmes politiques comme un lien central entre eux et les citoyens pouvant avoir une influence considérable sur les opinions en général et sur la vie politique en particulier. Jean Lecanuet étudia, par exemple, dès 1965 le rôle de la télévision dans l’élection présidentielle américaine de 1960 et recruta un conseiller en communication afin de se comporter au mieux avec les médias.

Il est intéressant d’observer que les diversifications dans les médias par certaines entreprises ou groupes industriels ont lieu dans des secteurs où les liens avec le monde politique sont, par nature, très forts. Les fabricants d’armes tels Dassault ou Lagardère (anciennement propriétaire d’EADS cédé depuis) ont, par le passé, investi massivement dans les médias. Le BTP (Bouygues avec TF1) ou les laboratoires pharmaceutiques (Le Groupe Pierre Fabre avec Sud Communication et les éditions Privat qui publient notamment des ouvrages de Philippe Douste-Blazy, ancien ministre de la Santé et ancien maire de Toulouse, lieu d’accueil du Canceropôle) sont également des secteurs concernés.

En présence d’activités économiques pouvant potentiellement être impactées par le pouvoir politique (réglementations, concurrence, fiscalité, etc.), il peut alors apparaître comme intéressant d’être en mesure d’exercer une certaine influence sur les décideurs politiques pouvant avoir un impact sur l’évolution de leurs activités. Dans ce cas, ce n’est bien évidemment pas la rentabilité des activités médias qui doit être évaluée individuellement. Elles peuvent même, dans certains cas, être considérées comme des centres de coûts (tel un centre de recherche et développement) permettant aux centres de profit, c’est-à-dire à l’activité principale, de fonctionner.

Et si Xavier Niel, toujours à la merci des pouvoirs publics en termes d’attribution de licence (comme pour la quatrième licence trois G), de droit de la concurrence (autorisation du rachat de Bouygues Telecom par un concurrent), de fiscalité (TVA particulière sur les box Internet), cherchait à influencer certains choix importants à travers un pouvoir d’influence grâce aux médias ?

Mathieu Pigasse exerce également une activité où le politique joue un rôle prépondérant comme lors du travail sur le rapprochement de la Caisse d’Épargne et la Banque Populaire ou sur le sauvetage du rehausseur de crédit CIFG. Mathieu Pigasse n’est d’ailleurs par étranger au monde politique puisqu’il a débuté sa carrière en tant qu’administrateur civil au ministère de l’Économie et des Finances. Il a été conseiller technique au cabinet de ministre Dominique Strauss-Kahn en 1998 et directeur adjoint du cabinet de Laurent Fabius un an plus tard.

En ce qui concerne Pierre-Antoine Capton, là encore, les liens sont forts puisque le principal client en termes d’émissions de télévision de sa maison de production (C à vous sur France 5, Les Carnets de Julie sur France 3, Un soir à la Tour Eiffel sur France 2, etc.) est le groupe France Télévision, groupe télévisuel public.

Les médias, une rentabilité particulière

Que cela soit pour peser dans le débat politique ou pour influencer et obtenir des avantages pour son entreprise ou son groupe, l’investissement dans les médias de la part des grands capitaines d’industrie française est une tradition (Jean Prouvost et Paris Soir en 1930 par exemple). Toutefois, il demeure particulièrement difficile de mesurer l’impact réel des médias sur l’opinion publique d’une part et d’établir clairement dans quelle mesure un groupe de média peut réellement influencer les décisions des décideurs politiques.

Mais ce qui est clair, c’est que les médias s’avèrent regrouper des activités particulières qui écartent aisément les décideurs de toute rationalité. Bien sûr, les motivations dans le choix des nouvelles activités dans le cas d’une diversification sont nombreuses. Mais il semble difficile de nier que la presse, la télévision, le cinéma, etc. fascinent et conduisent à des choix déconnectés de justifications entrant dans le cadre de la rationalité économique. Impossible alors de raisonner en termes de rentabilité financière !

The Conversation

Sébastien Liarte, Professeur des Universités en Sciences de Gestion, Université de Lorraine

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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