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« Pentagon Papers » ou quand les journalistes se font lanceurs d’alerte

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Patrice Cailleba, ESC Pau et Sandra Charreire Petit, Université Paris Sud – Université Paris-Saclay

En 1971, les États-Unis d’Amérique sont enlisés depuis de nombreuses années dans la guerre du Viêt Nam. Combien d’années, en fait ? Délicat de le dire. En 1998, un soldat américain mort en 1956 – Richard B. Fitzgibbon – fut ajouté au Vietnam Vétéran Mémorial Fund à l’occasion d’un communiqué du gouvernement qui statuait également que certains « conseillers militaires » morts à partir du 1er novembre 1955 devaient être considérés comme tombés durant la guerre du Viêt Nam.

La guerre du Vietnam a donc officiellement débuté en 1955 pour s’achever en 1975 par la chute de Saïgon. Mais les premiers rapports et autres études rédigés par les militaires et experts américains ont été réalisés avant la guerre indochinoise française (1946-1954). Ainsi lorsque des journalistes sont contactés en 1971 par Daniel Ellsberg, un vétéran américain, on compte des milliers de pages rassemblées au fil des années par Le Pentagone. La diffusion de 7 000 pages « secret défense » au grand public, les Pentagon Papers, va amener l’opinion publique américaine à rejeter cette guerre en même temps que consolider le rôle de la presse américaine comme quatrième pilier de la démocratie.

Le film éponyme de Spielberg, The Pentagon Papers, présente avec force et maestria le combat de certains journalistes qui relayèrent le lanceur d’alerte D. Ellsberg. Ce faisant, ils devinrent à leur tour, au nom de leur journal, des lanceurs d’alerte auprès de la société civile américaine et internationale. Ils furent alors confrontés à deux paradoxes, reflets des intérêts divergents de deux légitimités : la leur et celle de l’institution qu’ils dérangaient en alertant !

Le paradoxe moral pour l’individu

Avant d’alerter ou de signaler un fait immoral ou illégal, chaque individu se pose la question de la révélation mettant en cause une personne physique ou morale. Au-delà du sujet et de l’objet même de l’alerte, le poids de la société et de l’Histoire peut faire obstacle à la révélation ou à la divulgation d’informations. Un dilemme moral se pose alors à l’individu qui hésite entre parler ou se taire. Il hésite entre, d’un côté, briser le silence au nom de la vérité et, de l’autre, rester dévoué à une entité, ici le gouvernement américain, alors leader du monde libre (nous sommes en pleine guerre froide).

Bien que certains le considèrent comme l’individu qui en sait « vraiment trop », ou simplement l’ennemi de l’intérieur, le lanceur d’alerte est celui dont la loyauté à ses valeurs (« sa colonne vertébrale éthique »](http://www.management-aims.com/archives.php?v=16&y=2013)), le pousse à œuvrer, non pour son seul intérêt, mais pour celui de la société civile. C’est pourtant de déloyauté qu’il est accusé de prime abord et aux yeux de tous. Sa bonne foi, comme ses compétences, sont continuellement mises en doute.

Les intérêts divergents de deux légitimités s’entrechoquent alors : la raison d’État vs les valeurs individuelles ; l’éthique étatique vs l’éthique individuelle. Une contradiction évidente surgit entre l’intérêt personnel qui est de servir ses valeurs au péril de sa vie (ou de sa carrière) et celui de l’État tout puissant, qui doit, au nom de sa « raison », protéger la société civile de la vérité.

La rédaction du Washington Post attend la décision de la Cour Suprême.
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Le paradoxe moral pour l’État

À ce premier paradoxe moral pour le lanceur d’alerte vient s’ajouter celui que vivent les dirigeants de l’État lui-même : pourquoi protéger des journalistes qui, par leur alerte, viennent mettre à mal sinon la pérennité, en tout cas la réputation, de toutes les administrations qui se sont succédé depuis près de 20 ans en mettant en œuvre une realpolitik au profit des citoyens américains ?

Ainsi, aux côtés d’un paradoxe moral individuel, il existe un paradoxe moral pour l’État. Ce dernier se trouve en forte tension entre, d’un côté, la défense légitime de ses intérêts (faire taire les journalistes) et, de l’autre, la promotion des valeurs qui le fondent (liberté de la presse, par exemple).

Des lois ou des valeurs qui favorisent des comportements mettant face à face l’éthique individuelle et l’éthique d’une institution ne peuvent qu’amener une situation paradoxale pour ceux qui sont censés appliquer et faire respecter l’éthique de cette institution. L’État et ses dirigeants sont ainsi mis sous tension : la défense des lois et des valeurs démocratiques nourrit quasiment une injonction paradoxale pour ceux qui ont aussi la charge d’assurer la pérennité de l’État, envers et contre tout.

Le paradoxe organisationnel ou institutionnel

Il n’est pas anodin de considérer que le lanceur d’alerte devient un objet de recherche en même temps qu’un héros moderne au moment où la prise d’initiative par les citoyens (au travers des class actions, par exemple), la délégation de responsabilité à tous les échelons des entreprises, comme la promotion des valeurs éthiques dans toutes les strates de la société ont fini par s’imposer comme un discours général au sein des institutions. Ces dernières décennies, la révolution numérique associée à la volonté de transparence a accéléré le phénomène via l’échange d’informations et l’interaction grandissante de tous les acteurs-citoyens.

Dans un tel contexte, on ne saurait regretter l’influence croissante que tend à prendre la figure du lanceur d’alerte : à quel titre peut-on reprocher à des salariés/citoyens d’exercer leur liberté d’expression appuyée par leur expertise alors qu’ils ont été formés et/ou sont reconnus parce qu’ils incarnent une expertise, laquelle est indispensable au bon exercice de leur fonction ? Voilà un dernier paradoxe que seules les démocraties les plus solides et les plus ambitieuses peuvent dépasser.

Washington Post vs. New York Times

Nous ne reviendrons pas ici sur la polémique légitime qu’a fait naître le film de Spielberg. En effet, le scoop des Pentagon Papers est d’abord celui du New York Times qui est d’ailleurs revenu récemment sur l’histoire complexe de cette fuite. Ce n’est qu’après que le Washington Post accompagna ces « leaks ».

Mais, au-delà de la vérité chronologique et journalistique, le film est avant tout un grand hommage à ceux qui ont le courage de la vérité et qui mènent le combat de la parrêsia, la parole vraie, comme l’écrivait Foucault. L’épilogue qui ouvre sur l’immeuble du Watergate est un appel fait à tous les lanceurs d’alerte, passés et présents, journalistes, employés, cadres ou simplement citoyens, de l’Amérique de Nixon… à celle de Trump !

The ConversationPour de plus amples développements, voir l’article sur le « double paradoxe moral et managérial » des lanceurs d’alerte à paraître en 2018 dans la revue _M@n@gement par les mêmes auteurs_.

Patrice Cailleba, Professeur, ESC Pau et Sandra Charreire Petit, Professeur de management, Université Paris Sud – Université Paris-Saclay

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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