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Un jardin « intranquille »

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Ernesto Neto, Flower Crystal Power, 2014.
Centre Pompidou Metz

Gaëlle Crenn, Université de Lorraine

Deux grandes expositions consacrées au jardin se sont ouvertes en ce printemps : « Jardins » au Grand Palais (Commissaire Laurent Le Bon) et « Jardin infini » au Centre Pompidou Metz (commissaires Emma Lavigne, Directrice et Hélène Meisel, Chargée de recherche et d’exposition). Selon une approche thématique large, elles poursuivent un même but ambitieux : ressaisir l’essence du jardin.

Toutes deux adoptent une démarche encyclopédique, abordant toutes les facettes des jardins, dans les représentations de l’art moderne et/ou contemporain, à travers des médiums divers. Dans les deux cas est proposée une expérience reposant sur un traitement scénographique littéral, où la visite s’apparente à la déambulation dans un jardin, à une « promenade » dans des « allées » et des « bosquets », où les « perspectives » ménagent aux visiteurs des surprises. Après tout, comme le dit Laurent Le Bon, « c’est le printemps ! ». Mais loin d’une vision « printanière », « Jardin infini » offre une tout autre vision du monde, inquiète et désenchantée.

« Jardin infini » dans le temps et dans l’espace

Dans la première partie, intitulée « Printemps cosmique », est déclinée l’analogie entre le cycle d’expansion infinie de la nature et les gestes de la création artistique : élan créateur, métamorphoses, pollinisations… L’art est, comme le jardin, « règne de la métamorphose et des croisements les plus extraordinaires. », pour reprendre les termes de Serge Lasvignes dans le catalogue de l’exposition. Dans le Jardin greffé, son inquiétante œuvre « post-atomique », Tetsumi Kudo explore les hybridités entre règnes humain et vétégal.

Infini d’abord dans le temps, le jardin l’est aussi dans l’espace. Il s’étend hors les murs par la mise en valeur des jardins entourant le Centre, par la création de jardins dans la ville, confiée à des artistes contemporains. Des animations participatives (lancer de graines ; contribution à un herbier urbain collaboratif) établissent des liens – sans limites territoriales déterminées – entre exposition et territoire.

Tandis que dans les galeries, l’infini du jardin se double dans l’infini du geste artistique, à l’extérieur, le geste artistique créateur transforme le monde en jardin sans limites. Par un mouvement inverse, le vivant entre dans l’exposition et, sollicitant le toucher et l’odorat tout autant que la vue, fait de la visite une expérience sensorielle totale. La méridienne métallique de Valeska Soares dissimule des brassées de lys dont le parfum entêtant est « un piège […] qui attir[e] autant qu’il étourdi[t] » (cartel). Le jardin sensualiste ouvre à l’infini des sensations

Valeska Soares, Fainting Couch (Prototype), 2002.
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Jardin, folie, mort

Dans l’obscurité d’un environnement évoquant le sous-terrain plutôt que le terrestre, nous découvrons aussi dans la première galerie les affinités qu’entretient avec la mort et la folie un jardin inquiétant. Des films immersifs nous plongent au sein des mondes mystérieux, voire monstrueux que sont les jardins romantiques du désert de Retz, arpenté par l’artiste Corey McCorkle (Hermitage, 2010) ; ou les jardins maniéristes de Bomarzo, filmés par Laurent Grasso (Bomarzo, 2011). Par leur design, leurs sculptures et leurs « fabriques » – les petits bâtiments qui parsèment ces lieux baroques-, ces jardins donnent à voir la genèse d’un ordre autre, parfois indéchiffrable, des logiques alternatives, surréalistes et sublimes.

Corey McCorkle, Hermitage, 2010, Adagp, Paris 2016.
Centre Pompidou Metz

Les « folies » sont un autre nom que l’on donne aux fabriques des jardins. La folie en vérité affleure souvent dans ces univers. Au-delà des citations de Michel Foucault, assez convenues, sur le jardin « comme enclos et comme totalité du monde », c’est sans doute plutôt aux travaux du philosophe consacrés la « naissance de la folie » que l’exposition amène à penser.

Tantôt le jardin est lieu d’expérience de retraite, permettant l’exploration de soi, parfois au risque de la perte (tel Thierry de Cordier et sa « Jardinière », espace- habitacle de méditation finissant par devenir impénétrable), tantôt c’est l’intensité de la rencontre avec une nature hors de toute mesure (« la folie amazonienne ») qui ébranle la raison.

Si la nature est « ce qui naît », le jardin est aussi hanté par la déliquescence. Succédant à la germination, les processus de dégénérescence, amènent, par analogie entre végétal et humain, à « faire germer » l’idée de la mort. Morbide et oppressant, le jardin rappelle qu’il est aussi un cimetière.

Dans le « Jardin noir » de Philippe Parreno, au son d’un grondement sourd, le film nocturne C.H.Z. (Continuously Habitable Zones, 2011) « invent [e] un jardin cosmique et tellurique […] dont la végétation noire, due à la saturation de la photosynthèse, semble générer la confusion et l’hybridation des règnes minéral, végétal, animal ou humain » (Emma Lavigne, dans le catalogue de l’exposition).

Philippe Parreno. C.H.Z. (Continuously Habitable Zones), 2011. Extrait du film.
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Le jardin et les hommes

Tandis que la scénographie du « Printemps cosmique » nous plongeait dans la nuit d’un jardin urbain, fait d’une succession de petits enclos, la seconde galerie « De Giverny à l’Amazonie » nous transporte dans un univers solaire, ouvert, aux formes organiques, aux couleurs saturées (jaune moutarde, bleu électrique).

Cette seconde partie, qui porte essentiellement sur la (re)considération de la place de l’homme par rapport à la nature, offre une rafraîchissante approche postmoderne. En effet, si dans la première partie, les imaginaires du jardin sont encore principalement attachés à la modernité eurocentrée, l’Europe se retrouve dans ce second moment « provincialisée ».

Vue de la galerie « De Giverny à l’Amazonie .
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La géographie explore les traditions brésiliennes, angolaises, vietnamiennes, etc., et met en relief des relations de pouvoir postcoloniales, marquées aujourd’hui encore par les exploitations subies dans le passé colonial. Ainsi Thu Van Tran (Une graine mi-colon, mi-bon, 2009) figure en creux, dans la sculpture d’une poutre de chêne ou dans l’évidement d’une photographie de la plante, la silhouette de l’hévéa dont la culture intensive détermina fortement les relations du Vietnam à ses colonisateurs européens. Aussi, sous les couleurs éclatantes, le message délivré par ces jardins tropicaux n’est guère moins inquiétant : la violence sociale sourd du jardin, qui représente une nature exploitée, violentée.

Contrastant avec la jungle colorée que nous parcourons, une boîte obscure abrite le Mangrorama, un diorama spécialement créé par Dominique Gonzalez-Foerster avec Joianne Bittle (2017) : dans une « fascinante luminescence » (Le Gall, 2015), « une triple baie vitrée s’ouvre sur un paysage de mangrove et de marais où les livres ont pris la place des espèces animales et semblent faire partie d’un étrange rituel. Dans ce jardin-bibliothèque, une littérature fertile célèbre les transformations, la forêt, la biodiversité, formant une bibliographie qui tropicalise la pensée et végétalise l’esprit » (cartel). Mais on peut aussi y voir dans des ruines qui rappellent l’éphémère de toute civilisation humaine.

Dominique Gonzalez-Foerster, avec Joianne Bittle _Mangrorama _, 2017.
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Une seconde « boîte » abrite les projections « magiques » du duo angolais João Maria Gusmão et Pedro Paiva. Dans « Fruit Polyhedron » (2009), un film de la jungle et de ses habitants met en scène des rituels étranges, dessinant des liens renouvelés avec la forêt et ses esprits. Le jardin reste donc un lieu d’espoir de régénération, il peut jouer un rôle de thérapeutique sociale, comme y invite, dans la dernière section de l’exposition, la fleur géante et odorante d’Ernesto Neto (Flower Crystal Power, 2014) : on peut s’y étendre les uns à côté des autres et respirer les parfums d’épices pour se reconnecter aux autres et à soi. Se retrouve ainsi une dimension utopique plus positive du jardin : il est un espace autre – hétérotopique, pour en revenir une fois encore à Michel Foucault – où peuvent parfois se dénouer les contradictions sociales de notre temps.

Le jardin est par excellence un lieu de réflexion : lieu qui à la fois reflète et donne à penser. Plus qu’avec « Jardins », c’est avec l’exposition « Sublime. Les tremblements du monde », présentée au Centre Pompidou Metz en 2016 que l’exposition « Jardin infini » poursuit un dialogue.

The ConversationÀ propos de « Jardins », Laurent Le Bon explique qu’il a voulu, par une exposition « non prise de tête, un feel-good show […] délivrer plein de messages, mais surtout donner un peu de bonheur aux gens ». À l’opposé d’une expérience de la réassurance, loin du locus amoenus (« lieu amène »), le jardin exploré à Metz s’avère plutôt, suivant l’esprit de Fernando Pessoa (Le livre de l’intranquilité), un jardin « intranquille », qui fait profondément résonner la complexité de notre rapport au monde.

Gaëlle Crenn, Maitre de conférence Info-Com, CREM, IUT Nancy Charlemagne, Université de Lorraine

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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