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Le Premier ministre, l’Académie et la langue française

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Miss.Tic : le masculin l’emporte, mais où ?
Magali Vacherot/Flickr, CC BY-NC-SA

Christophe Benzitoun, Université de Lorraine

Depuis plusieurs semaines, un débat autour des traces de sexisme dans la langue française fait rage. Ce débat s’est centré autour d’un procédé appelé écriture inclusive dont l’objectif est « d’assurer une égalité des représentations entre les femmes et les hommes » dans la langue. La plupart de ses détracteurs et détractrices l’ont réduite au point pour marquer à la fois le masculin et le féminin (ex : étudiant·e·s). Au-delà de la polémique, ce débat a permis de montrer l’existence d’un large consensus sur la nécessité de faire évoluer les normes linguistiques. Et aussi d’illustrer les liens entre langue et politique. Parfois masqué sous une couche de mauvaise foi, à l’image de la circulaire prise par le premier ministre français.

Édouard Philippe défenseur de l’écriture inclusive

Que dit cette circulaire ? Comme l’a très bien souligné Éliane Viennot, Édouard Philippe entérine assez largement les principes de l’écriture inclusive, contrairement à ce qu’affirment les articles de presse et le texte lui-même :

« Je vous invite […] à ne pas faire usage de l’écriture dite inclusive. »

Cette affirmation n’est compréhensible que si l’on réduit l’écriture inclusive à l’usage du point, ce qui est à l’évidence un stratagème grossier à visée politicienne. En effet, cette circulaire demande à féminiser les noms associés à des fonctions lorsque ces fonctions sont assurées par des femmes. On remarque même l’usage du mot auteure dans la circulaire. De plus, le premier ministre recommande l’usage de le candidat ou la candidate dans les actes de recrutement.

Suite à cette circulaire, un sondage a été réalisé pour mesurer l’adhésion de la population à la décision du premier ministre. En voici un extrait :

Sondage sur l’adhésion des Français à la décision du premier ministre vis-à-vis de l’écriture inclusive.
Atlantico

La question qui se pose à la lecture de ce sondage est la suivante : comment interpréter les résultats ? En tant que partisan de l’écriture inclusive (mais pas forcément de l’usage du point), j’aurais pu répondre que j’étais plutôt d’accord avec le premier ministre pour peu que je lise la circulaire en question…

Ainsi, en dépit d’une posture clairement politicienne, le premier ministre défend une évolution de la norme tendant à rendre plus visible la place des femmes dans la langue. Et après des propos alarmistes, dont le désormais célèbre « péril mortel » qui frapperait la langue française à cause de l’écriture inclusive, même l’Académie française a prévu d’évoluer sur la question. C’est ce que l’on peut lire dans un courrier de son Secrétaire perpétuel (une femme, contrairement à ce que laisse supposer sa dénomination) en réponse à une question posée par le Premier président de la Cour de cassation.

L’Académie française a le pouvoir qu’on veut bien lui donner

Le responsable de la Cour de cassation, observant un certain décalage entre l’usage et la position de l’Académie française relative à la féminisation des noms de fonctions dans les actes officiels, a pris sa plume pour demander l’avis de la vénérable institution. Il souhaite savoir si la position de l’Académie française a évolué depuis sa déclaration du 10 octobre 2014. Or, comme le précisait elle-même l’Académie dans sa déclaration :

« Les règles qui régissent dans notre langue la distribution des genres remontent au bas latin et constituent des contraintes internes avec lesquelles il faut composer. »

On aurait peine à croire que cela ait changé en seulement trois ans. Pourtant, elle s’engage à émettre des « propositions propres à assurer la rectitude et la cohérence de ces nécessaires évolutions. »

Cet échange de courriers illustre une question intéressante sur le lien qu’il existe en France entre les sphères linguistique, juridique et politique. Le Premier président de la Cour de cassation précise que son institution souhaite se conformer à l’autorité de l’Académie, alors même que les usages des milieux politique et judiciaire autour de lui ont changé. Pourtant, il aurait pu se tourner vers les documents officiels que représentent le guide pratique du Haut conseil à l’égalité ou bien la circulaire du 11 mars 1986 relative à la féminisation des noms de métier, fonction grade ou titre et rédigée par le premier ministre de l’époque. Il y a donc plus de trente ans…

On le voit bien ici, la question de savoir qui détient l’autorité de réglementer la langue semble passablement embrouillée en France, y compris pour des professionnels de justice. Et les textes récents émanant du pouvoir politique ne permettent pas vraiment d’éclairer la situation. On a pu s’en rendre compte à l’occasion de l’application des rectifications orthographiques dans les manuels scolaires à la rentrée 2016 ou plus récemment par les positions prises par l’actuel ministre de l’Éducation nationale Jean‑Michel Blanquer.

La loi, l’orthographe et la grammaire

Dans un communiqué du précédent gouvernement de Manuel Valls, il est affirmé que la responsabilité de déterminer les règles en vigueur dans la langue française revient à l’Académie française. L’objectif de cette précision est de signifier que le ministère de l’Éducation nationale n’est nullement responsable de l’évolution de l’orthographe dans les manuels. On voit donc bien que la langue est un sujet sensible qui embarrasse les responsables politiques, d’autant plus quand cela touche l’enseignement. Mais que dit ce communiqué au sujet des textes de référence encadrant l’enseignement de l’orthographe ?

Trois sources sont citées : les rectifications orthographiques de 1990, le dictionnaire de l’Académie française et un arrêté du 28 décembre 1976. Concernant le dictionnaire, le premier tome de la neuvième édition est sorti il y a 25 ans et le dernier tome n’est pas encore paru à ce jour. Or, en 25 ans, de nombreux mots ont été créés et d’autres sont sortis de l’usage. Et le communiqué ne dit pas comment procéder dans les cas où les mots ne se trouvent pas dans le dictionnaire. De plus, il est peu probable que les enseignants consultent assidûment ce dictionnaire avant de préparer leurs leçons d’orthographe ou qu’ils demandent aux élèves de le consulter.

Pour ce qui est de l’arrêté de 1976, il s’agit d’un texte peu connu qui n’est sans doute pas appliqué. Cet arrêté stipule par exemple que les noms propres de personnes peuvent comporter un s au pluriel (ex : les Duponts). En conséquence, on ne peut normalement pas considérer qu’il s’agit là d’une faute. Par ailleurs, les programmes scolaires officiels ne descendent pas à un niveau de détail aussi fin que la forme orthographique de l’ensemble des mots, ni ne listent de manière explicite l’ensemble des règles de grammaire en vigueur. Dans les programmes, nulle trace de la règle du masculin qui l’emporte sur le féminin ni même du masculin considéré comme neutre.

À la lumière de ce qui précède, on ne peut qu’être étonné de la réponse de Jean‑Michel Blanquer à l’Assemblée nationale à propos d’une tribune d’enseignants affirmant qu’ils n’enseigneront plus cette règle. En guise de réponse, le ministre précise que « le programme comporte une grammaire ». Et il fait référence à l’autorité de l’Académie française sur la question. Mais la seule et unique grammaire de l’Académie date de 1932. Et on ne peut pas dire qu’elle ait fait l’unanimité. En conséquence, on ne voit pas sur quel texte législatif pourrait s’appuyer le ministre pour obliger les professeurs à enseigner cette fameuse règle.

La langue au cœur de la démocratie

Comme nous venons de le voir, malgré les circonvolutions politiques, il existe un large consensus pour faire évoluer les normes du français relatives à la féminisation. Certaines sont même déjà en usage depuis de nombreuses années. Et l’Académie française est visiblement en retard sur ce point. Or, dans la sphère politique, on fait très souvent référence à l’Académie dès qu’il est question de langue française. Et on accrédite l’idée que la langue est homogène et qu’il suffirait de faire appel à une autorité supérieure pour nous dicter ce que nous devons dire ou écrire. « Une grammaire, une langue, une République », comme l’a dit Jean‑Michel Blanquer devant la représentation nationale. Cependant, non seulement la langue est diverse, mais en plus l’Académie française n’a reçu aucun mandat démocratique pour remplir cette fonction.

The ConversationOn reproche beaucoup à l’Europe son manque de transparence et de démocratie. En même temps, les Français et les Françaises acceptent de se soumettre collectivement à une institution dont les membres se cooptent entre eux depuis près de quatre siècles. Et cela, sur une question aussi fondamentale que la langue française. Il est sans doute temps de mettre les questions relatives à la langue française au cœur de la démocratie. Afin que chaque citoyen et chaque citoyenne puissent se faire sa propre opinion en disposant d’informations fiables.

Christophe Benzitoun, Maître de conférences en linguistique française, Université de Lorraine

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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