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Une belle, seule contre la meute

« C’est un film sur la justice », assure Kaouther Ben Hania, réalisatrice de « La belle et la meute ».

"C'est un fait-divers qui avait marqué les Tunisiens", précise la réalisatrice Kaouther Ben Hania.
« C’est un fait-divers qui avait marqué les Tunisiens », précise la réalisatrice Kaouther Ben Hania.

Un soir de fête, en Tunisie, qui se transforme en une nuit de cauchemar. Présenté au Festival de Cannes (Un certain regard) et récemment au Festival du Film Arabe de Fameck, le film de Kaouther Ben Hania, « La belle et la meute » (sortie le 18 octobre), est une libre adaptation du livre « Coupable d’avoir été violée », de Meriem Ben Mohamed et Ava Djamshidi (Editions Michel Lafon). L’histoire d’une jeune fille, Mariam (incarnée par Mariam Al Ferjani), qui suit dehors un beau jeune homme, et qu’on retrouve ensuite dans la rue, hagarde, en état de choc. Entre-temps, elle a été violée par des policiers, et on va la suivre dans une terrible errance entre l’hôpital et le poste de police, à faire reconnaître son agression, essayer de porter plainte. Seule contre tous, ou presque, face à une « meute » qui voudrait qu’elle se taise.

Interview de la réalisatrice Kaouther Ben Hania, lors de la présentation de « La belle et la meute » au Caméo à Nancy, à l’occasion de Ciné-Cool.

Pourquoi avez-vous choisi d’évoquer cette histoire ?

Au départ, quand j’en ai entendu parler, c’est un fait-divers qui avait marqué les Tunisiens, c’était très médiatisé, j’avais été frappée par le courage de cette fille, de la vraie victime, et comment malgré tout, malgré les intimidations, elle a tenu bon et est allée jusqu’au bout. Du coup, elle m’a semblé une sorte d’héroïne moderne, qui pourrait incarner une figure qui personnellement m’intéresse. J’ai adapté librement le livre, j’ai pris les faits et je les ai mis à ma sauce, j’ai tiré l’histoire vers la fiction, c’est l’histoire d’une autre fille à laquelle il est arrivé un peu la même chose.

Tout le monde fait tout pour la décourager, mais elle va pourtant aller jusqu’au bout…

Dans le cas de mon personnage, c’est un peu une oie blanche qui ne connaît pas sa vraie nature. Le fait de se retrouver confrontée à tout ça, le fait de se retrouver seule aussi, elle sait par instinct de survie qu’elle ne peut compter que sur elle-même, donc elle doit aller jusqu’au bout. J’aime bien ce genre de personnages ordinaires, qui se révèlent à eux-mêmes parce qu’ils passent par quelque chose d’extraordinaire même si c’est tragique.

« Un sentiment de honte, universel »

Mariam est livrée à elle-même toute la nuit, et on ne sent même pas de solidarité féminine ?

Je trouvais intéressant de montrer des femmes qui ne solidarisent pas parce que c’est une femme. Il se trouve que les deux femmes qu’elle rencontre, à la fois à l’hôpital et au poste de police, sont des gens qui voient tous les jours des tragédies, on peut imaginer qu’à force de vivre ça, elles ont pu développer une sorte de carapace.

De victime, elle va d’ailleurs passer rapidement au statut d’accusé…

Absolument. C’est ce que je trouvais intéressant dans cette histoire, malgré tout ça, on la pousse au pied du mur, jusqu’au bout, pour qu’elle développe ses propres moyens de combativité, qu’elle arrive à ce combat avec une nouvelle force qu’elle ne se connaissait pas en elle.

Est-ce que les poids de la famille et de l’honneur sont d’abord trop lourds pour elle ?

D’abord, elle a subi un viol, c’est atroce pour toutes les femmes. On comprend qu’elle veut épargner son père, qu’elle ne veut pas l’impliquer dans cette histoire, en général on a un sentiment de honte, qui est assez universel, ce qui explique que si peu de femmes violées portent plainte. Ses détracteurs jouent avec ça, ils la menacent avec la famille, la honte, parce qu’il savent que ça existe, ils essaient de la dissuader, mais leur problème c’est qu’elle porte plainte. C’est une histoire de viol, mais ça aurait pu être autre chose, un sac volé, un accident, pour moi c’est un film sur la justice, ce qui m’intéressait c’est « le deuxième viol », c’est-à-dire ce parcours kafkaïen d’une administration à une autre, la violence institutionnelle.

On va même jusqu’à l’accuser de mettre le pays en péril…

Oui, ils tentent tout avec elle. Un policier lui rappelle le contexte d’une Tunisie en transition où les choses peuvent basculer, que la Tunisie a besoin de policiers, et qu’ils n’ont pas besoin d’un scandale pour le moment. Parce que le pays est fragile, il est dans la tourmente, c’est le dernier argument qu’il utilise. Ce genre de chantage existe partout, celui de la liberté contre la sécurité ; après le 11 septembre, il y a eu le Patriot Act aux Etats-Unis, des lois d’exception parce qu’il faut sacrifier un peu de ses droits pour une certaine sécurité, c’est une logique du pouvoir. Le policier utilise la manipulation, l’intimidation, même la violence verbale, et quand il voit que tout ça ne marche pas, il lui parle sincèrement, je pense que c’est un argument auquel il croit.

Les pratiques de l’ancien régime

Un autre policier va au contraire la pousser à faire valoir ses droits, c’est un nouveau comportement qui découle de la révolution ?

Absolument. On voit très bien que les policiers, malgré leur déchaînement, ont peur d’elle, cela n’existait pas sous la dictature. Là, ils savent qu’ils doivent respecter un certain nombre de procédures, parce qu’ils sont exposés, ils n’ont plus cette carte blanche dont ils jouissaient. Il y a eu une révolution, les médias se sont libérés, ils savent qu’ils ne peuvent plus faire la même chose avec la même impunité. C’est pourquoi cette affaire a créé beaucoup d’émoi en Tunisie, parce qu’elle cristallisait les pratiques de l’ancien régime, c’est un fait-divers qui a rassemblé tout le monde pour dire stop, ce n’est plus comme avant. Après deux ans de procès, les violeurs ont eu chacun quinze ans de prison ferme, au final elle a obtenu justice.

On imagine qu’il a fallu beaucoup de courage à la vraie Meriem pour affronter tout ça ?

Pas seulement le courage, mais aussi la lucidité malgré la tragédie, elle a fait tout ça anonymement, ce n’est pas quelqu’un qui a utilisé la tragédie pour qu’elle soit médiatisée, alors que c’est arrivé souvent après la révolution, elle a fait ce qu’il fallait faire.

C’est toujours tabou de parler de sexe en Tunisie ?

Ca n’a jamais été tabou, sous la dictature il y avait des films avec des scènes de sexe. Ce qui est vraiment tabou, c’est d’avoir un débat citoyen, de critiquer le régime.

Votre film a d’ailleurs été soutenu par le ministère de la Culture de Tunisie…

C’est quelque chose qui montre un vrai changement, parce que je n’aurais jamais pu faire ce film il y a sept-huit ans, le ministère de la Culture est le premier financement qu’on a eu, et le film sortira en Tunisie le 12 novembre.

Propos recueillis par Patrick TARDIT

« La belle et la meute », un film de Kaouther Ben Hania (sortie le 18 octobre).

De l'hôpital à la police, Mariam va vivre une nuit de cauchemar, confrontée à la violence institutionnelle.
De l’hôpital à la police, Mariam va vivre une nuit de cauchemar, confrontée à la violence institutionnelle.
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